Le Feu (Journal d'une Escouade)
qu'étaient pas là : du commandant qui s'mettait à avoir un caractère impossible et i's expliquaient que tant plus i' d'venait ramolli, tant plus i' d'venait dur ; d'un général qui faisait des inspections inattendues à cette fin de débusquer le monde, mais qui, depuis huit jours, était au pieu, très malade. « Il va mourir sûrement ; son état n'inspire plus aucune inquiétude », qu'i's disaient, en fumant des cigarettes que des poires de la haute envoient aux dépôts pour les soldats du front. « Tu sais, qu'on disait, le tout p'tit Frazy, qui est si mignon, c'chérubin, il a enfin trouvé un filon pour rester : on a demandé des tueurs de bœufs à l'abattoir, et il s'est fait embaucher là-dedans par protection, quoique licencié en droit et malgré qu'i' soit clerc de notaire. Quant au fils Flandrin, il a réussi à s'faire nommer cantonnier. – Cantonnier, lui ? tu crois qu'on va l'laisser ? – Bien sûr, répond un d'ces couillons, cantonnier c'est pour longtemps… »
– Tu parles d'imbéciles, gronde Marthereau.
– Et ils étaient tous jaloux, je n'sais pas pourquoi, d'un nommé Pourin : « Autrefois i' m'nait la grande vie parisienne : i' déjeunait et dînait en ville. I' faisait dix-huit visites par jour. I' papillonnait dans les salons depuis five o'clock jusqu'à l'aube. Il était infatigable pour conduire les cotillons, organiser des fêtes, avaler des pièces de théâtre, sans compter les parties d'auto, le tout plein d'champagne. Mais v'là la guerre. Alors il n'est plus capable, le pauvre petit, de veiller un peu tard à un créneau et d'couper du fil de fer. Il lui faut rester tranquillement au chaud. Et puis, lui, un Parisien, aller en province, s'enterrer dans la vie des tranchées ? Jamais de la vie ! « J'comprends, moi, répondait un mec, qu'ai trente-sept ans, j'suis arrivé à l'âge de m'soigner ! » Et pendant que c't'individu disait ça, j'pensais à Dumont, l'garde-chasse, qu'avait quarante-deux ans, qui a été défoncé auprès d'moi sur la cote 132, si près, qu'après que l'paquet de balles qui lui est entré dans la tête, mon corps remuait du tremblement du sien.
– Et comment qu'i's étaient avec toi, ces gibiers ?
– I's' foutaient d'moi, mais ne l'montraient pas trop : de temps en temps seulement, quand i's pouvaient pus s' r'tenir. I's me r'gardaient du coin de l'œil et faisaient surtout attention de n'pas m'toucher en passant, parce que j'étais encore sale de la guerre.
» Ça m'dégoûtait un peu d'être au milieu de c't'amoncellement de g'noux creux, mais je m'disais : « Allons, t'es d'passage, Firmin. » Y a qu'une fois j'ai failli m'fout' en rogne, c'est quand un a dit : « Plus tard, quand on r'viendra, si on r'vient ». Ça non ! Il n'avait pas le droit de dire ça. Des phrases comme ça, pour les avoir au bec, i' faut les mériter : c'est comme une décoration. J'veux bien qu'on filoche, mais pas qu'on joue à l'homme exposé quand on a foutu l'camp, avant d'partir. Et tu les entendais aussi raconter des batailles, car i's sont au courant mieux qu'toi des grands machins et d'la façon dont s'goupille la guerre, et après, quand tu r'viendras, si tu r'viens, c'est toi qu'auras tort au milieu de toute cette foule de blagueurs, avec ta p'tite vérité.
» Ah ! ce soir-là, mon vieux, ces têtes dans la fumée des lumières, la ribouldingue de ces gens qui jouissaient de la vie, qui profitaient de la paix ! On aurait dit un ballet d'théâtre, une fantasmagorie. Y en avait, y en avait… Y en a encore des cent mille », conclut enfin Volpatte, ébloui.
Mais les hommes qui payaient de leur force et de leur vie la sécurité des autres s'amusaient de la colère qui l'étouffait, l'acculait dans son coin et le submergeait sous des spectres embusqués.
– Heureusement qu'i' nous parle pas des ouvriers d'usine qu'ont fait leur apprentissage à la guerre et d'tous ceux qui sont restés chez eux sous des prétextes de défense nationale mis sur pattes en cinq sec ! murmura Tirette. I' nous jamberait avec ça jusqu'à la Saint-Saucisson.
– Tu dis qu'y en a des cent mille, peau d'mouche, railla Barque. Eh bien, en 1914, t'entends bien ? Millerand, le ministre de la Guerre, a dit aux députés : « Il n'y a pas d'embusqués. »
– Millerand, grogna Volpatte, mon vieux, je l'connais pas, c't'homme-là, mais, s'il a dit ça, c'est vraiment un salaud !
– Mon vieux, les autres, i's font c'qui veul't dans
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