Le Feu (Journal d'une Escouade)
voyant découvertes, les deux jeunes filles se sauvèrent en froufroutant, avec un rire de perdrix.
Et c'est là aussi qu'ils ont, tous les deux, ensuite, établi leur maison. Sur le devant court une vigne qu'il soigne en chapeau de paille, quelle que soit la saison. À l'entrée du jardin se tient le rosier qu'il connaît bien et qui ne se sert de ses épines que pour essayer de le retenir un peu quand il passe.
Retournera-t-il près de tout cela ? Ah ! il a vu trop loin au fond du passé, pour ne pas voir l'avenir dans son épouvantable précision. Il songe au régiment décimé à chaque relève, aux grands coups durs qu'il y a eu et qu'il y aura, et aussi à la maladie, et aussi à l'usure…
Il se lève, s'ébroue, pour se débarrasser de ce qui fut et de ce qui sera. Il retombe au milieu de l'ombre glacée et balayée par le vent, au milieu des hommes épars et décontenancés qui, à l'aveugle, attendent le soir ; il retombe dans le présent, et continue à frissonner.
Deux pas de ses longues jambes le font buter sur un groupe où, pour se distraire et se consoler, à mi-voix on parle mangeaille.
– Chez moi, dit quelqu'un, on fait des pains immenses, des pains ronds, grands comme des roues de voiture, tu parles !
Et l'homme se donne la joie d'écarquiller les yeux tout grands, pour voir les pains de chez lui.
– Chez nous, intervient le pauvre Méridional, les repas de fêtes sont si longs, que le pain, frais au commencement, est rassis à la fin !
– Y a un p'tit vin… I' n'a l'air de rien, ce p'tit vin d'chez nous, eh bien, mon vieux, s'i n'a pas quinze degrés, il n'en a pa' un !
Fouillade parle alors d'un rouge presque violet, qui supporte bien le coupage, comme s'il avait été mis au monde pour ça.
– Nous, dit un Béarnais, y a l'jurançon ; mais l'vrai, pas c'qu'on t'vend pour jurançon et qui vient d'Paris. Moi, j'connais un des propriétaires justement.
– Si tu vas par là, dit Fouillade, j'ai chez moi les muscats de tout genre, de toutes les couleurs de la gamme, tu croirais des échantillons d'étoffes de soie. Tu viendrais chez moi un mois d'temps que j't'en f'rais goûter chaque jour du pas pareil, mon pitchoun.
– Tu parles d'une noce ! dit le soldat reconnaissant.
Et il arrive que Fouillade s'émotionne à ces souvenirs de vin où il se plonge et qui lui rappellent aussi la lumineuse odeur d'ail de sa table lointaine. Les émanations du gros bleu et des vins de liqueur délicatement nuancés lui montent à la tête, parmi la lente et triste tempête qui sévit dans la grange.
Il se remémore brusquement qu'établi dans le village où l'on cantonne est un cabaretier originaire de Béziers. Magnac lui a dit : « Viens donc me voir, mon camarade, un de ces quatre matins, on boira du vin de là-bas, macarelle ! J'en ai quelques bouteilles que tu m'en diras des nouvelles. »
Cette perspective, tout d'un coup, éblouit Fouillade. Il est parcouru dans toute sa longueur d'un tressaillement de plaisir, comme s'il avait trouvé sa voie… Boire du vin du Midi et même de son Midi spécial, en boire beaucoup… Ce serait si bon de revoir la vie en rose, ne serait-ce qu'un jour ! Hé oui, il a besoin de vin, et il rêve de se griser.
Incontinent, il quitte les parleurs pour aller de ce pas s'attabler chez Magnac.
Mais il se cogne à la sortie, à l'entrée – contre le caporal Broyer, qui va galopant dans la rue comme un camelot en criant à chaque ouverture :
– Au rapport !
La compagnie se rassemble et se forme en carré, sur la butte glaiseuse où la cuisine roulante envoie de la suie à la pluie.
– J'irai boire après le rapport, se dît Fouillade.
Et il écoute, distraitement, tout à son idée, la lecture du rapport. Mais si distraitement qu'il écoute, il entend le chef qui lit : « Défense absolue de sortir des cantonnements avant dix-sept heures, et après vingt heures », et le capitaine qui, sans relever le murmure circulaire des poilus, commente cet ordre supérieur :
– C'est ici le Quartier Général de la Division. Tant que vous y serez, ne vous montrez pas. Cachez-vous. Si le Général de Division vous voit dans la rue, il vous fera immédiatement mettre de corvée. Il ne veut pas voir un soldat. Restez cachés toute la journée au fond de vos cantonnements. Faites ce que vous voudrez, à condition qu'on ne vous voie pas, personne !
Et l'on rentre dans la grange.
Il est deux heures. Ce n'est que dans trois heures, quand il
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