Le Fils de Pardaillan
le temps à le circonvenir avec une adresse infernale. Ils n’avaient pas eu beaucoup de peine d’ailleurs. Le grand prévôt était naturellement prévenu contre Jehan le Brave. Il n’avait pas oublié l’algarade de la rue de l’Arbre-Sec, et qu’il avait eu plusieurs hommes mis à mal, et qu’il avait été menacé lui-même. Il n’avait pas oublié et il ne pardonnait pas non plus. Sincèrement, il croyait Jehan capable de tous les crimes. Il avait avidement recueilli les insinuations aussi habiles que perfides de ses deux compagnons et il les avait fait siennes.
Maintenant que le moment d’agir était venu, Concini et d’Epernon se tenaient sur la réserve, bien résolus à laisser le grand prévôt s’engager à fond et à lui laisser endosser toute la responsabilité de ce qui allait se produire. Quant à eux, suivant la tournure que prendraient les choses, ils l’appuieraient ouvertement ou se déroberaient dextrement. De toutes les manières, ils tiraient leur épingle du jeu.
Dans cette affaire, Neuvy, seul, était de bonne foi et ne soupçonnait même pas qu’il allait tirer les marrons du feu au profit des deux gentilshommes retors.
– Eh bien ! Neuvy, dit le roi, pourquoi cette émotion ?
– Ah Sire, s’écria Neuvy qui, effectivement, était fort ému, s’il vous était arrivé malheur, je serais allé tout droit me jeter à la rivière.
– Et pourquoi, bon Dieu ?
– Je suis encore arrivé trop tard pour défendre le roi… C’est la deuxième fois en quelques semaines.
– Je ne vous fais pas de reproches… Vous êtes chargé de la police de la ville, c’est vrai. Mais un accident banal échappe à toute prévision.
Et d’un air grognon, mais à voix haute, de façon à ce que tout le monde l’entendît :
– Je suis le prince le plus mal servi du monde !… Ces coquins de palefreniers ont, je gage, oublié d’abreuver mes chevaux. Les pauvres bêtes, mourant de soif, ont senti la rivière à proximité et ont failli m’y précipiter… M. Le Grand, vous veillerez à ce que les mauvais drôles coupables de cet oubli soient châtiés comme ils le méritent.
– Bien, Sire ! dit Bellegarde, à qui s’adressaient ces paroles. Bellegarde cumulait les deux charges de grand écuyer et de premier gentilhomme de la chambre.
Concini et d’Epernon échangèrent leurs impressions en un furtif coup d’œil. Jehan le Brave ne les avait pas dénoncés comme ils le pensaient. L’attitude du roi le prouvait surabondamment. Dès lors, qui sait s’il ne valait pas mieux laisser les choses en l’état ? On retrouverait toujours le truand… un bon coup de poignard entre les deux épaules et tout serait dit.
Mais il y avait Neuvy. Il fallait l’avertir séance tenante, devant le roi, devant tout le monde. Pas facile. D’Epernon était des familiers du roi. Il risqua le coup. Et pendant que Concini, figé dans une attitude de parade, se tenait modestement à l’écart, il s’avança vivement et s’écria :
– C’est ce que nous avons appris par pur hasard. Et, vous le voyez, nous volions au secours du roi. Désolés, comme M. de Neuvy, d’être arrivés trop tard, mais bien heureux, Sire, de voir le roi sain et sauf, échappé miraculeusement à ce fatal accident.
Henri crut que d’Epernon connaissait la vérité et ne parlait ainsi que pour les nombreux gentilshommes qui l’escortaient. Il lui sut gré de l’appui qu’il lui apportait et dit très gracieusement :
– Merci, duc !… Merci à vous tous, mes amis !
– Vive le roi ! crièrent d’une seule voix ceux à qui s’adressaient ces paroles.
D’Epernon avait insisté particulièrement sur le mot : accident et, en parlant, il fixait le grand prévôt d’une manière significative.
Mais, nous l’avons dit, de Neuvy était de bonne foi. Il n’avait aucune raison de modifier une conviction bien assise. D’ailleurs, il ne comprit pas le coup d’œil du duc. Et il intervint à son tour.
– Il ne s’agit pas d’un accident, Sire, dit-il avec énergie, mais bien d’un lâche attentat, froidement et méchamment prémédité.
Henri fronça le sourcil et regarda le grand prévôt de travers.
– Cà, monsieur, perdez-vous la tête ? fit-il d’un ton courroucé.
Le carrosse avait été arrêté par Jehan et Pardaillan, sur le grand Pré aux Clercs. Le roi s’y trouvait encore avec son petit groupe. Ils tournaient le dos à la rivière, qui roulait ses flots bourbeux à
Weitere Kostenlose Bücher