Le Grand Coeur
le recommandait Guillaume. Pour cela, Jean fit appel à deux capitaines de galées qui détachèrent chacun une dizaine
d’hommes pour l’opération.
Je n’avais aucune connaissance de ces préparatifs et,
faute de nouvelles de l’extérieur, j’organisai seul ma
défense. Mes poursuivants s’étaient enhardis et, à certains bruits que j’entendis pendant la nuit, je me persuadai qu’ils allaient tenter quelque chose contre moi
pendant mon sommeil. L’abbé, pour m’agréer, m’avait
installé dans une cellule individuelle. Je lui demandai de
me transférer au dortoir, en prétextant qu’il aurait certainement besoin de ma chambre pour d’autres hôtes. Il
crut me faire plaisir en refusant énergiquement. Le
résultat était que je passais la nuit seul dans cette pièce
dont la porte n’était pas dotée de verrou et où il était
facile de m’assaillir. J’usai d’un subterfuge pour me protéger : quoique l’espace fût réduit, je m’installai pour
dormir à même le sol sous la couchette et disposai une
couverture à ma place, pour faire croire que je m’y trouvais. Hugo, le jardinier, m’avait, par ailleurs, fourni un
outil qui pourrait tenir lieu d’arme. C’était un maillet
de plomb dont il se servait pour planter des piquets.
J’eus l’occasion d’en faire usage dès le lendemain de
son acquisition. En pleine nuit, une présence dans la
chambre m’éveilla. De dessous ma couche je distinguais le bas d’une robe de moine. Quelqu’un s’approchait sans faire de bruit. L’intrus attendait sans doute
d’être encore plus près pour frapper avec précision. Je
ne lui en donnai pas le temps et lançai le maillet dans
ses jambes. L’homme poussa un cri et s’enfuit à cloche-pied.
L’incident produisit une grande alarme dans le couvent. Tous les moines en parlaient le lendemain. Je
remarquai qu’un de mes poursuivants avait disparu. Il
revint une semaine plus tard, sans doute après avoir
soigné la plaie qu’avait certainement causée le maillet,
mais il boitait encore légèrement.
*
Après leurs premiers échecs, les faux moines s’étaient
assuré le concours de plusieurs frères. Il était plus difficile pour moi de me protéger, car désormais le danger
n’était plus circonscrit à deux personnes mais en impliquait d’autres, qui m’étaient inconnues. Heureusement,
mes quelques amis étaient bien informés et me mettaient en garde. Ainsi, une dizaine de jours après l’épisode du marteau, le brave frère cuisinier vint me prévenir qu’on allait tenter de m’empoisonner avec un
verre de vin. Je ne sais comment il l’avait appris, mais
le fait est que le lendemain, je remarquai l’étrange
manège du moine qui remplissait les coupes avec une
bombonne. Il saisit la mienne, se retourna un long instant, puis me la rendit comme s’il venait de la remplir.
En réalité, il l’avait échangée avec une autre, préparée
tout exprès, qu’un acolyte lui avait tendue.
Le repas commença. La lecture du jour était consacrée à la rencontre de Jésus et de la Samaritaine près de
son puits. Nous mangions dans un grand silence que
rompaient seulement les paroles de l’Évangile, lu par
un frère. De discrets échanges de regards trahissaient
les complices de mon empoisonnement. Sans paraître
prêter une particulière attention à mes gestes, tous ceux
qui étaient dans la confidence m’observaient pour voir
si j’allais ou non saisir ma coupe et la boire. Vers le
milieu du repas, très tranquillement mais avec une
grande lenteur pour que tous le vissent, je bus une
longue rasade de vin. Un frisson de soulagement parcourut le groupe des conjurés. J’étais mort.
Le cuisinier, décidément bien renseigné, m’avait prévenu que le breuvage devait me tuer en une petite
semaine. Les assassins voulaient faire croire à une
maladie et avaient écarté les poisons violents qui m’auraient terrassé sur-le-champ.
Je ne marquai donc aucun signe de malaise et terminai de manger normalement. La fin du repas était
toujours un moment de relative agitation, après le
silence et l’immobilité imposés par la lecture. Chacun
se levait et desservait la table. J’en profitai pour vider
discrètement dans une cruche d’eau la coupe empoisonnée que j’avais fait semblant de boire et à laquelle je
n’avais, en réalité, pas touché.
Le lendemain, je feignis de me sentir indisposé.
Le cuisinier m’avait décrit les effets du poison et je les
imitai
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