Le Grand Coeur
s’approcher de moi.
Il était possible qu’ils préparent un enlèvement mais je
n’y croyais guère, car la protection des cordeliers de
Beaucaire valait quelque chose et tout attentat eût provoqué le mécontentement de l’ensemble de l’Église et
du pape lui-même. En revanche, je n’excluais pas qu’ils
cherchent à m’assassiner, en m’empoisonnant par
exemple ou en me donnant un mauvais coup qui serait
maquillé en accident ou mis sur le compte d’un rôdeur.
Pour l’empoisonnement, mon ami cuisinier veillait. Je
prenais garde à ne manger que des plats servis à tous et
laissais les autres commencer avant moi. Pour éviter un
attentat, je restais constamment au milieu d’un groupe
lorsque je me déplaçais dans le couvent. Une fois, je
m’éveillai en retard et rejoignis la chapelle en traversant
seul les coursives, pour entendre les matines. Une
ombre, derrière un pilier, trahit une présence suspecte.
Je me mis à courir en sens inverse et me réfugiai dans le
chauffoir, en refermant la porte à verrou derrière moi.
J’entendis deux respirations haletantes de l’autre côté
et quelqu’un chercha à forcer la porte. Puis des pas
s’éloignèrent. Je restai seul jusqu’à la fin de l’office etrouvris quand le frère bibliothécaire voulut entrer.
L’abbé, à qui l’incident avait été rapporté, me convoqua.
Je lui livrai une explication oiseuse de ma conduite. Un
instant, j’hésitai à le mettre au courant des menaces qui
pesaient sur moi. Mais il ne m’aurait certainement pas
cru et, connaissant son orgueil de vieillard, je craignais
qu’il ne prît mes remarques pour une insulte à son hospitalité. S’il ne me protégeait pas, au moins il m’accordait l’asile, et je ne tenais pas à remettre en cause inutilement ses bonnes dispositions à mon égard.
Pendant que, dans le silence du couvent, j’étais
occupé à me soustraire à ces menaces sournoises, de
grandes manœuvres se déroulaient à l’extérieur dont
j’ignorais tout.
Peu après mon arrivée à Beaucaire, j’avais réussi à
convaincre Hugo, le frère jardinier, de délivrer un message de ma part à un de mes facteurs en Arles, où
il devait se rendre pour acheter des semences rares. Il
revint en me disant qu’il n’avait pas trouvé l’homme. Il
s’était contenté de remettre mon pli à un ouvrier agricole illettré qu’il connaissait et qui se rendait de temps
en temps à l’ouvroir de mon facteur. Autant dire que je
n’avais aucune certitude que mon message eût atteint
son destinataire.
En fait, il lui était bel et bien parvenu, et même très
rapidement. Aussitôt, l’homme avait informé Jean de
Villages et Guillaume de Varye de ma présence à Beaucaire. Ils étaient déjà au courant que je m’étais évadé
de Poitiers, car la nouvelle avait fait grand bruit dans
le royaume. Mais ne sachant pas ce que j’étais devenu
depuis, ils étaient dans la plus grande inquiétude.
Je sus plus tard qu’en apprenant ma présence àBeaucaire, ils avaient eu entre eux de vives discussions.
Guillaume, fidèle à son tempérament, était partisan
d’user de moyens de persuasion plutôt que de force. Il y
avait certainement parmi les soldats qui gardaient la
ville, et peut-être leur chef lui-même, des individus que
l’argent pourrait convaincre de se montrer négligents.
C’était en somme la méthode de Marc, mais avec moins
de chances de réussite car ni Guillaume ni personne ne
connaissait directement ces soldats. Quoi qu’il en fût,
cette approche prendrait du temps.
Jean avait beau avoir pris de l’âge et s’être un peu
alourdi sous l’effet de la prospérité, il gardait l’impétuosité de sa jeunesse. Me savoir à proximité, séparé de la
liberté par un simple cours d’eau, reclus dans une ville
qu’il connaissait bien pour s’y être rendu souvent, le faisait bouillir de rage. Il n’était pas question pour lui de
parlementer, de négocier, d’attendre. La seule solution
était une opération de vive force. Guillaume et plusieurs
autres lui firent remarquer à juste titre qu’ils étaient des
commerçants. S’ils pouvaient disposer de quelques
hommes d’armes pour escorter leurs convois, ils étaient
incapables d’aligner une véritable armée, qui serait
seule capable d’affronter la garnison de Beaucaire.
Ils aboutirent à un compromis. Jean eut gain de cause
et ils décidèrent d’une expédition. Mais elle fut préparée avec patience et méthode comme
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