Le Grand Coeur
scrupuleusement. On m’installa à l’infirmerie.
Mes ennemis attendirent tranquillement ma fin. C’était
une semaine de gagnée...
Pendant ce temps, l’expédition montée pour me
sauver était sur le point de partir, mais quelques détails
la retardèrent. Jean, Guillaume et toute leur équipe se
démenèrent autant qu’ils le purent pour résoudre les
derniers problèmes. Le hasard voulut qu’ils fussent prêts
exactement huit jours après mon prétendu empoisonnement.
J’étais sorti le matin même de l’infirmerie et j’avais
reparu dans l’église à l’office de prime, à la grande stupeur de mes empoisonneurs. À considérer leurs regards
furieux, je me doutais qu’ils ne tarderaient pas à organiser un autre attentat et que celui-là ne me laisserait
aucune chance. Un indice, cependant, me laissa entrevoir la possibilité de recevoir un secours extérieur et
cette perspective me rendit quelque espoir.
Le frère Hugo avait en effet été interpellé la veille au
marché par un homme de sa connaissance qui lui
demanda de mes nouvelles. L’homme savait, à l’évidence, que le moine-jardinier était à mes côtés ; il lui
laissa entendre qu’il avait eu vent de la lettre que j’avais
fait passer par son entremise. J’appris par la suite que
cet inconnu n’était autre que Guillaume Gimart, un
ancien des capitaines de galées que Jean avait enrôlé
dans son expédition. Il était venu à Beaucaire sous une
identité de marchand. Dans la même conversation, il
demanda au frère Hugo s’il connaissait une faiblesse
dans les murailles de la ville. Le moine se méfia, réserva
sa réponse pour le lendemain, après m’avoir consulté.
Je l’engageai à donner tous les renseignements dont il
disposait à cet homme. Nous n’avions rien de plus à
craindre et tout à espérer, s’il était des nôtres.
Pour son ouvrage de jardinier, Hugo avait l’occasion
de circuler dans toute la ville. Il avait la charge des
quelques moutons qu’entretenait le monastère. Il les
menait paître sous les murailles, ce qui avait l’avantage
tout à la fois de les nourrir et de tenir propres les abords
du rempart. Curieux de toutes plantes, le frère Hugo
aimait observer les petites touffes de simples qui poussaient dans les interstices des murs. Il avait souvent
repéré des points où la muraille était mal assise sur le
socle limoneux et où s’écartaient des fissures. Il le signalait au bailli qui faisait le nécessaire pour procéder à la
réparation. Or, le mois précédent, en poursuivant une
brebis qui s’était éloignée, il avait découvert un pertuis assez large, creusé par les orages du dernier printemps. L’entrée en était dissimulée par un buisson d’aubépines. L’eau avait formé un canal sous la muraille etla traversait entièrement. Hugo n’avait pas encore pensé
à signaler sa découverte aux autorités de la ville. Il
m’avoua d’ailleurs, que, sans savoir très bien comment,
il pensait par-devers lui que cette brèche, quoique
encore trop étroite pour laisser passer un homme, pourrait m’être utile un jour. Il la décrivit à Gimart qui parut
se réjouir grandement de cette nouvelle.
Sachant que quelque chose se préparait au-dehors, il
me tardait qu’on vienne me délivrer. Je craignais que
mes ennemis ne laissent pas le temps à d’éventuels sauveteurs. Pour éloigner le danger, je décidai de dormir
avec les convers, ce qui serait immanquablement signalé
à l’abbé et provoquerait sa colère. Cependant, d’ici là, je
gagnais encore du temps.
Ce que j’ignorais, c’est que quelqu’un était plus impatient que moi : Jean ne voulait plus tolérer aucun délai.
Après avoir appris qu’existait une brèche dans la
muraille, Guillaume avait recommandé que l’on envoie
un éclaireur la repérer précisément. Jean avait refusé,
arguant qu’on aviserait sur place. Guillaume objecta que
la lune était encore trop pleine ; il recommandait d’attendre une nuit obscure, pour ne pas être vu. Jean entra
alors dans une grande colère. Il y eut entre eux une
explication violente, à laquelle je dois la vie. Car Jean
se montra le plus entêté et, le soir même, la barque
chargée des vingt hommes de l’expédition glissait dans
les roseaux de la rive provençale et traversait le fleuve.
Pour ne pas attirer l’attention d’une éventuelle
patrouille postée sur la rive royale, la barque avait l’allure
d’une gabarre ordinaire. Les hommes étaient
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