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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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m’avaient localisé avec certitude, ils
pouvaient cesser d’éparpiller leurs moyens et les concentrer autour de mon repaire. La ville était désormais surveillée avec la plus grande vigilance. À chaque porte, la
garde ordinaire était doublée par des hommes d’armesspécialement prévenus contre ma personne. Des espions
rôdaient dans les rues et sur les marchés. Mais c’est
bientôt à l’intérieur même du couvent que je commençai à percevoir le danger. Le père Anselme était très âgé
et je devais rapidement me rendre à l’évidence : il ne
commandait plus sa maison. Les moines se groupaient
en coteries secrètes, sans doute dans le dessein de préparer déjà la succession de l’abbé. Je sentais que la plupart d’entre eux m’étaient hostiles et regardaient ma
présence comme une erreur, peut-être une trahison.
Nombre de ces moines venaient de ces terres du Languedoc où j’avais eu longtemps la charge de collecter
l’impôt royal. Cette tâche ingrate était compensée par
les bienfaits que j’avais prodigués à la région. Mais en
déplaçant nos activités vers Marseille et la Provence ces
dernières années, j’avais suscité la colère des Montpelliérains et de bien des gens de la région, si bien qu’à
l’époque de mon procès, un grand nombre de mes
accusateurs étaient originaires du Languedoc. Nul
doute que certains moines étaient apparentés à mes
ennemis ou, en tout cas, les regardaient avec sympathie.
    Pendant cet hiver méridional, le froid s’installa sous
les voûtes du couvent, aggravé par le vent du nord qui
soufflait pendant des journées entières. Peu de frères
acceptaient de me parler. Je voyais des ombres empressées fuir dans les couloirs glacés. Je parvins à grand-peine sinon à nouer des relations d’amitié, du moins à
communiquer avec trois ou quatre frères parmi les plus
humbles : un aide-cuisinier, un convers affecté d’une
loucherie pénible à voir..., un jardinier. Cela ne meublait guère mes journées mais, au moins, ces connaissances me furent utiles pour me tenir informé de ce quise passait dans le monastère et pour me permettre de
communiquer avec l’extérieur.
    L’atmosphère était lourde, je ne pouvais l’ignorer.
Tout était pour moi opaque, mystérieux. Grâce à ce que
j’ai appris depuis, je peux reconstituer aujourd’hui ce
qui s’est joué au-dedans comme au-dehors du couvent
de Beaucaire mais, à l’époque, je ne saisissais de tout
cela que des fragments.
    Au-dedans, et sans que j’en eusse conscience, mes
ennemis s’étaient rapprochés à l’extrême. En effet, à
l’insu du père abbé qui ne surveillait pas son troupeau,
deux nouveaux frères étaient venus grossir les rangs
déjà fournis du monastère. Je sus plus tard qu’ils avaient
été présentés au tourier comme des frères en simple
visite qui se rendaient à Rome, sur la convocation du
pape. Depuis la mort de Macé, j’étais considéré comme
clerc solu et, à ce titre, je prenais part à tous les offices
avec les moines. Je mis un certain temps à repérer les
deux nouveaux venus. C’est par hasard qu’un soir, à
complies, je croisai le regard de l’un d’entre eux. Il était
rare pour ne pas dire exceptionnel que des frères
prêtent attention à moi. La tendance générale était
plutôt de m’ignorer ostensiblement. Or ce moine-là
avait l’air de me guetter. À ses côtés était assis un autre
frère qui, tout vêtu d’une chasuble de bure qu’il fût,
m’intrigua par sa carrure et son maintien. Il avait l’air
d’un soudard, rompu à la vie au grand air, que ces replis
de toile encombraient. L’un et l’autre se montraient
incapables de chanter les psaumes, même s’ils agitaient
les lèvres pour feindre le contraire.
    Quand j’interrogeai le cuisinier sur ces individus, je
n’eus plus aucun doute. Ils étaient aussi peu moines quemoi et ne pouvaient s’être introduits là que dans le dessein de m’espionner. Je pensais à l’époque qu’il s’agissait d’agents du roi et je n’appris leur véritable identité
que beaucoup plus tard.
    Leur présence, au début, semblait avoir pour seul but
de me surveiller. Mes poursuivants devaient craindre
que, malgré les hommes armés en faction à toutes les
portes, je parvienne à m’échapper. Les deux faux
moines s’assuraient donc que je paraissais à tous les
offices et au réfectoire. Peu à peu, cependant, j’eus le
net sentiment qu’ils cherchaient à

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