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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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Éloi poussa la
barque jusqu’à une berge. Nous sautâmes à terre. Je
reçus l’ordre de rester là et de garder l’embarcation.
Derrière une haie, on distinguait au loin un groupe
d’hommes allongés par terre. C’étaient sans doute des
écorcheurs de l’armée de Bourgogne. Une dizaine de
soldats étaient étendus à l’ombre d’un orme, près d’une
autre boucle de la rivière, la plupart assoupis. Les grognements que nous avions entendus tenaient lieu de
conversation à ceux qui restaient éveillés. Leur campement était situé en plein soleil et assez loin du groupe.
C’était un désordre de couvertures de peau, de sacoches,
d’outres et d’armes, disposées autour du rond noir d’un
feu éteint. Personne ne les gardait. Éloi intima l’ordreaux trois plus petits de ramper dans l’herbe jusqu’aux
armes, d’en voler autant qu’ils pouvaient en porter et de
revenir. Les gamins s’exécutèrent. Ils se faufilèrent
jusqu’au campement et ramassèrent sans bruit des brassées d’épées et de poignards. Au moment où ils allaient
revenir, un des écorcheurs se leva en titubant pour
aller se soulager. Il aperçut les voleurs et donna l’alerte.
En l’entendant crier, Éloi détala le premier, suivi de
deux autres garçons qui ne le quittaient jamais.
    — On est pris ! criait-il.
    Il sauta dans la barque avec ses deux lieutenants.
    — Viens, m’ordonna-t-il.
    — Et les autres ?
    Debout sur la berge, je tenais toujours à la main la
ficelle qui servait d’amarre à la barque.
    — Ils nous rejoindront. Viens, maintenant !
    Comme je restais interdit, il m’arracha l’amarre des
mains et, d’un violent coup de gaffe, enfonça la barque
dans le couvert des roseaux. J’entendis craquer les tiges
tandis que l’embarcation s’éloignait.
    Quelques secondes plus tard, les trois autres arrivèrent en nage. Ils avaient mis un point d’honneur à
garder chacun un ou deux des trophées qu’ils avaient
dérobés près du feu.
    — Où est la barque ? me demandèrent-ils.
    — Elle est partie, répondis-je. Avec Éloi...
    Aujourd’hui, je crois pouvoir affirmer que c’est en ce
moment précis que mon destin s’est déterminé. Un
calme étonnant m’envahit. Pour toute personne qui me
connaissait, il n’y avait aucun changement par rapport à
mon attitude habituelle de rêveur flegmatique. Pour
moi, c’était bien différent. Le rêve me portait d’ordinaire vers d’autres mondes tandis qu’à cet instant, j’étais
bien dans celui-ci. J’avais une conscience aiguë de la
situation présente. Je voyais les dangers, situais tous
les protagonistes du drame. Le privilège de savoir
prendre la position surplombante de l’oiseau de proie
me donnait une vision parfaitement claire, tout à la fois
du problème et de la solution. Alors que mes compagnons, tremblants, désemparés, regardaient dans toutes
les directions sans apercevoir une issue, avec le plus
grand calme, je leur dis :
    — Allons par là.
    Nous courûmes le long de la berge étroite. Les
soudards criaient avec des voix pâteuses. Ils n’étaient
pas encore très proches. Il leur avait fallu d’abord se
réveiller, prendre la mesure de la situation, s’entendre
entre eux, et il était probable que ces mercenaires ne
parlaient pas tous la même langue. Je voyais clairement
que notre salut viendrait de notre petite taille et de
notre agilité. Je conduisis ma troupe le long de la berge
et découvris, comme j’en avais le pressentiment, un
étroit pont de bois pour traverser le bras d’eau. C’était
un simple tronc d’arbre mal équarri et déjà cintré. Nous
le franchîmes tous les quatre en légèreté. Les écorcheurs auraient plus de mal à passer et, avec un peu
de chance, il craquerait sous le poids de l’un d’eux. La
fuite continua et j’imprimai à notre course un rythme
régulier et plus lent que ne l’auraient souhaité mes
compagnons. Il n’était pas question de courir jusqu’à
épuisement. L’épreuve serait peut-être longue ; il fallait
ménager nos forces.
    Je passe sur les péripéties de notre mésaventure. Nous
rentrâmes en ville au bout de deux jours et une nuit,après avoir traversé des canaux à califourchon sur des
troncs flottants, volé une autre barque, croisé une
troupe à cheval. Nous arrivâmes chez nous à la tombée
de la nuit, griffés de ronces, affamés mais fiers. À aucun
moment, le calme ne m’avait quitté. Mes compagnons
avaient exécuté mes ordres

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