Le Grand Coeur
allait souvent trouver mon père dans
son atelier et l’aidait à tenir ses comptes. Ensuite, quand
le chanoine arrivait, elle montait suivre une messe dans
l’oratoire qu’elle avait aménagé au dernier étage, près
de nos chambres. Notre maison était construite à la
mode du temps : chaque étage avançait sur celui du dessous, en sorte que le plus haut était aussi le plus vaste.
C’était une vie recluse, qui me paraissait infinimentmonotone, mais ma mère ne s’en plaignait pas. J’appris
bien plus tard qu’elle avait subi des violences dans sa
prime jeunesse, du fait d’une bande de ladres et d’écorcheurs. Ils avaient pillé le village où vivaient mes grands-parents et ma mère à peine adolescente avait servi
d’otage à ces misérables. Elle en avait conservé une profonde horreur pour la guerre et, en même temps, beaucoup d’intérêt pour elle. De nous tous, elle était toujours la mieux informée de la situation. Sans doute
grâce aux visites qu’elle recevait, elle recueillait des renseignements précis sur les derniers événements dans la
ville, la région et même au-delà. Elle disposait d’un vaste
réseau d’informateurs, car elle appartenait par son père
à la confrérie puissante des bouchers.
Je garde de mon grand-père maternel le souvenir d’un
homme aux manières délicates, le nez rougi par le frottement perpétuel du mouchoir de batiste qu’il serrait
dans sa main. Il était toujours élégant et répandait une
odeur d’huile parfumée. Personne n’aurait pu l’imaginer
fendre le crâne d’un bovin. S’il avait dû, peut-être, s’y
résoudre dans sa jeunesse, il disposait depuis longtemps
d’une troupe nombreuse de garçons d’étal et d’équarrisseurs qui se chargeaient pour lui de ces besognes.
La corporation des bouchers était strictement organisée et n’importe qui ne pouvait pas s’y affilier. Les
représentants de cet ordre entretenaient une correspondance avec ceux des autres régions, ce qui leur permettait de tout savoir. Installés dans les villes, les bouchers
connaissaient aussi les campagnes, pour y acheter leurs
animaux. Ainsi étaient-ils informés de la moindre nouvelle avant même qu’elle n’arrivât aux oreilles des gens
du roi. Ce monde de la boucherie était d’ordinaire discret. Mal considérés des autres bourgeois, les commerçants de la viande cherchaient l’honorabilité en contractant des alliances dans des corporations mieux appréciées.
Mon grand-père était satisfait que sa fille n’ait pas épousé
un boucher, mais il jugeait que le métier de mon père
sentait encore un peu trop l’animal. Il m’aimait beaucoup, sans doute parce que j’étais d’une constitution plus
délicate que mon frère, donc plus naturellement destiné
à une profession de l’esprit. Sa plus grande joie aurait été
de me voir dans la basoche. Ce fut à lui que je dus de fréquenter si longtemps l’école. Jusqu’à sa mort, on lui
cacha que j’étais absolument rétif au latin.
Vers la fin de l’année qui suivit l’attaque de notre ville,
j’entendis mes parents évoquer à voix basse les événements graves qui ensanglantaient Paris. Je compris que
les bouchers s’y étaient révoltés, menés par un certain
Caboche que mon grand-père connaissait bien. Encouragés par le duc de Bourgogne, les bouchers avaient
mené la fronde contre les excès de la cour. Un aréopage
de juristes avait rédigé une ordonnance de réformation.
Sous la pression des bouchers et de la populace révoltée,
le roi avait dû entendre les 159 articles de cette Constitution et l’approuver. Il se trouvait à ce moment dans une
période de lucidité et avait conçu à l’évidence un grand
déplaisir de devoir subir ainsi les remontrances de son
peuple. La réaction n’avait pas tardé. Les Armagnacs
s’étaient faits les champions de la paix contre les turbulents bouchers. C’était leur viande, désormais, qui pendait aux gibets dans les rues de Paris. Ceux qui avaient
échappé au massacre s’étaient enfuis. L’un d’entre eux
avait gagné notre ville. Les bouchers étant regardés avec
méfiance, mon grand-père nous avait confié le fugitif.
L’homme se nommait Eustache. Nous le cachâmes au
fond de la cour, dans un appentis où étaient entreposées
des peaux de biques. Chaque soir, il s’asseyait devant
la cuisine et nous l’entourions en rentrant de l’école
pour qu’il raconte. Il nous distrayait beaucoup parce
qu’il
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