Le héron de Guernica
à toi. Le vieil Augustino est encore vaillant.
Après, il revient vers la fenêtre grande ouverte. Il respire profondément, deux ou trois fois.
Regarde, on peut déjà les voir les mouettes, au-dessus du clocher de San Juan.
Quand je vais dire ça à Rafaël.
Augustino s’assoit doucement sur le bord de son lit.
Demain, si tu veux, il dit, tu pourrais venir me chercher avec la carriole du vieux Julian, quand vous serez installés pour le marché. Comme ça, je pourrais sortir un peu. Et pour ce qui est de vendre ton cochon, on pourrait se faire ça tous les deux.
Et aussi, les haricots.
Oui, les haricots aussi.
Il est presque cinq heures quand Basilio rejoint la Plaza las Escuelas pour le bal, coiffé et plutôt bien mis dans la chemise blanche que Maria lui a prêtée.
Je la tiens de mon frère, tu en prendras soin, lui a-t-elle dit. C’était un bon danseur, mon frère, tu sais.
Il est encore tôt et il n’y a pas grand monde sur la place. Pour l’essentiel, des badauds qui marquent un instant le pas devant l’orchestre municipal avant de continuer leur chemin. Sous le kiosque, en plaisantant, les musiciens procèdent aux derniers réglages, pupitre par pupitre, les flûtes, les cuivres, les percussions.
Basilio scrute de tous côtés, à la recherche de Celestina. Il fait plusieurs fois le tour du kiosque.
Le dimanche précédent, elle a quitté le bal de bonne heure en compagnie de deux hommes jeunes et rigolards. En partant, elle a demandé à Basilio s’il reviendrait la semaine suivante. Et comme il s’est mis à bafouiller, elle s’est éloignée sans entendre sa réponse, entraînée par les deux gars.
Afin de s’offrir une bonne vue sur toute la place, Basilio s’est perché sur un petit muret en bordure d’un massif de fleurs.
Juste derrière lui, la troupe de soldats surgit de la ruelle. Ils sont une trentaine, uniformes salis, visages sombres.
Halte-là, dit un des soldats qui doit être le chef. On va attendre le lieutenant ici.
Les soldats fatigués s’assoient là où ils peuvent, sur des bancs ou au sol. Quatre ou cinq choisissent le muret, juste à côté de Basilio qui se dresse toujours dessus, en équilibre. Un des soldats le regarde un instant et ses yeux sont comme vides.
Le lieutenant arrive à son tour et Basilio le reconnaît. C’est lui qu’il a rencontré quelques jours auparavant et qui n’a pas voulu l’engager dans la troupe de Guernica.
Garde-à-vous, il hurle.
Les soldats se relèvent, certains avec peine, et se mettent au garde-à-vous. Ils sont alignés sur trois rangs juste devant Basilio. Grâce au muret, il les dépasse tous d’un bon mètre et le lieutenant qui leur fait face fait aussi face à Basilio.
Le lieutenant se met à parler durement, de leur attitude inadmissible, de ce laisser-aller, de la honte qu’ils devraient éprouver s’ils étaient vraiment des hommes avec leur lot de dignité. Après chaque phrase, il s’arrête de longues secondes en dévisageant les soldats, l’un après l’autre. Et malgré les sons rendus par l’orchestre qui continue à répéter sous le kiosque, c’est comme si pesaient de lourds moments de silence.
Basilio pense à ce que dit Augusto au sujet de l’armée républicaine, des bons à rien et des bras cassés.
Pour cette nuit, dit encore le lieutenant, vous bivouaquerez dans le champ qui se trouve derrière le cimetière. Nous allons trouver quelqu’un pour vous y conduire.
Le lieutenant a effectué un tour sur lui-même, et fait à nouveau face à la troupe.
Hé, jeune homme ! il appelle en regardant vers Basilio.
Basilio écarquille les yeux. Les soldats se retournent vers lui. Le lieutenant contourne les rangs pour s’approcher de Basilio.
Tu habites ici, à Guernica ? demande-t-il.
Oui.
Le lieutenant s’immobilise.
Mais il me semble que nous nous connaissons.
Basilio hoche la tête.
Le peintre de hérons, dit le lieutenant. Ah pardon. Cendrés. De hérons cendrés.
C’est ça, dit Basilio. Alors vous vous souvenez de ça.
Si je m’en souviens.
Un temps.
Bon, eh bien, dit le lieutenant en grimaçant. Après tout. Sans doute sais-tu où se trouve le cimetière de la ville ?
Oui. C’est en prenant la direction des grottes de Santima-mine, à deux ou trois kilomètres.
Très bien. Est-ce que tu pourrais y conduire ces hommes ?
Euh, oui, bien sûr, dit Basilio en sautant du muret. C’est juste que si je pouvais revenir à temps pour le bal, il ajoute à voix plus
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