Le héron de Guernica
le second dit qu’en effet, on pourrait essayer.
Le soldat blessé passe son bras droit sur l’épaule de Basilio. Et ils repartent tous les trois ensemble, d’une drôle de démarche solidaire, d’abord maladroite, et puis rapidement mieux coordonnée. En se laissant ainsi porter, le soldat blessé n’effleure plus qu’à peine le sol.
Près de la cabane du champ, les soldats ont allumé un feu et font bouillir de l’eau.
Quand Basilio et les deux soldats arrivent, un autre leur dit qu’ils vont pouvoir bientôt avoir du café avec du pain. Le chef les regarde sans rien dire. En grognant et avec l’aide du second soldat, le blessé s’assoit dans l’herbe. Un long moment, Basilio reste debout à côté de lui, avec le barda sur le dos.
Tu me rendras mon barda, dit le soldat blessé.
Ah oui, bien sûr.
En glissant de son dos, une boucle métallique du sac accroche la chemise de Basilio. On entend le long craquement du tissu qui se déchire. Quelques regards se tournent vers lui.
Faut dire que c’est vraiment pas une tenue pour porter des bardas, dit un soldat assis un peu plus loin.
Basilio se passe la main à l’aveugle, vers l’omoplate. Palpe la trouée, et à travers elle, la peau nue de son dos.
Aïe, fait Basilio.
En plus, la chemise porte à l’épaule des traces de sang mêlées à de larges marques noirâtres, laissées sans doute par la main du soldat blessé.
T’auras plus qu’à changer de chemise avant de retrouver ta chérie, dit le second soldat.
Basilio plisse le front.
Allez, prends du café.
Un jeune soldat lui tend un quart de café noir. Basilio le boit par petites gorgées rapides, sans cesser de regarder sa chemise, vers l’épaule.
Bon, alors soldat Pastor, quelles nouvelles ? demande soudain le chef qui s’est approché en bousculant un peu Basilio.
Pas terrible, chef, répond Pastor.
Allez, on va te nettoyer tout ça, comme il faut. Demain, je te garantis que tu sauteras à pieds joints. Infirmier Gandurran, au boulot mon vieux.
Oui, chef.
Le chef tourne sur lui-même, se retrouve face à Basilio.
Toujours là, le joli cœur ?
Basilio ne répond pas.
Pas besoin qu’on le ramène en ville, au moins ?
Non, dit Basilio.
Le chef le dévisage un moment. Son visage se détend.
Et alors, qu’est-ce qu’on en dit, du jus de l’armée républicaine ? il demande.
Basilio regarde le fond du quart.
Bon, il a perdu sa langue, on dirait.
J’en dis qu’il est pas très bon, dit enfin Basilio d’une voix douce. Mais ça m’empêche pas d’emmerder les nationalistes.
Basilio est revenu vers la ville au pas de course mais au moment de gravir les marches qui mènent à la Plaza las Escuelas, il s’arrête d’un coup.
Encore une fois, il palpe la déchirure de la chemise, inspecte les traces de salissure. Il hésite à faire le détour par chez lui pour enfiler un habit propre. Sa tenue n’est guère présentable, mais il y a cette fierté qu’elle lui procure en gardant apparents les stigmates de son expédition avec les soldats ; le tissu ouvert sur son omoplate nue, les marques rouges laissées par le bras qui s’est appuyé sur lui. D’un autre côté, il est gêné à l’idée de susciter une admiration imméritée, pour ce qui n’est après tout qu’un simple accroc d’étoffe.
Mais voilà que juste au-dessus, la musique reprend de plus belle et il se sent happé par la clameur joyeuse des danseurs. Il grimpe les marches. Tant pis pour la chemise.
D’emblée, Basilio s’en fait la remarque : il y a moins de monde que les autres dimanches. En dehors de l’espace situé juste devant le kiosque et réservé aux danseurs, on peut partout circuler aisément, sans se faire bousculer, et certains bancs du pourtour de la place demeurent inoccupés.
Il reste un instant immobile, attentif au son puissant des cuivres et au rythme des percussions.
Puis il fait quelques pas hasardeux vers les danseurs ; son regard, désormais habitué à la pénombre, vole d’un visage à l’autre. Après un temps, il contourne le kiosque sans cesser de scruter les gens.
Il fait ainsi plusieurs fois le tour de la place.
Une main posée sur son épaule, du côté de la déchirure de la chemise.
T’as passé des barbelés pour venir ?
Ah c’est toi, Ramiro.
Ramiro, un petit cousin de Celestina qui se déplace toujours en courant et qui s’intéresse surtout au football. Ils se serrent la main.
Non, c’est pas des barbelés.
Ils regardent tous
Weitere Kostenlose Bücher