Le hussard
1. La nuit
La lame du sabre le fascinait. Frédéric Glüntz était
incapable de quitter des yeux l’acier poli qui, sorti du fourreau, luisait
entre ses mains en lançant des éclairs rougeâtres chaque fois qu’un courant
d’air agitait la flamme de la lampe à huile. Il passa une fois de plus la
pierre à aiguiser sur le fil et eut un frisson en constatant la perfection de
son tranchant.
— C’est un bon sabre, dit-il, songeur et convaincu.
Michel de Bourmont était allongé sur le lit de camp, sa pipe
en terre entre les dents, absorbé dans la contemplation des spirales de fumée.
En entendant cette réflexion, il tordit sa moustache blonde en signe de
protestation.
— Ce n’est pas une arme de gentilhomme, lâcha-t-il sans
changer de position.
Frédéric Glüntz observa une pause dans sa besogne et regarda
son ami.
— Pourquoi ?
Bourmont plissa les yeux. Il y avait une pointe d’ironie
dans sa voix, comme si la réponse était évidente.
— Parce qu’un sabre exclut toute forme d’élégance… Il
est lourd et terriblement vulgaire.
Frédéric eut un sourire bon enfant.
— Tu préfères peut-être une arme à feu ?
Bourmont poussa un gémissement horrifié.
— Pour l’amour de Dieu, certainement pas,
s’exclama-t-il avec la distinction qui convenait. Tuer à distance n’est guère
honorable, mon cher. Un pistolet n’est rien d’autre que le symbole d’une
civilisation décadente. Je préfère, par exemple, le fleuret ; il est plus
flexible, plus…
— Élégant ?
— Oui. C’est probablement le mot exact : élégant.
Le sabre est davantage un instrument de boucherie qu’autre chose. Il ne sert
qu’à tailler dans le vif.
Se concentrant sur sa pipe, Bourmont laissa entendre que,
pour lui, la discussion était close. Il s’était exprimé avec ce léger
zézaiement, si particulier et si distingué, qui revenait à la mode et que
beaucoup, au 4 e hussards, s’efforçaient d’imiter. Les temps de
la guillotine étaient loin, et les rejetons de la vieille aristocratie
pouvaient relever la tête sans crainte de la perdre, du moment qu’ils avaient
le tact de ne pas contester les mérites de ceux qui avaient gravi les degrés du
nouvel ordre social grâce à la valeur de leur épée ou à la protection des
proches de l’Empereur.
Aucune de ces circonstances ne concernait Frédéric Glüntz.
Deuxième enfant d’un prospère négociant de Strasbourg, il avait quitté trois
ans plus tôt son Alsace natale pour entrer à l’École militaire, dans la
cavalerie. Il en était sorti depuis trois mois, peu de temps après avoir fêté
son dix-neuvième anniversaire, avec le grade de sous-lieutenant et une feuille
de route en poche : le 4 e régiment de hussards, pour
l’heure détaché en Espagne. Pour un jeune officier sans expérience, il n’était
pas facile, à l’époque, d’être incorporé dans un corps d’élite comme la
cavalerie légère, convoitée par une multitude de ses semblables. Néanmoins,
d’excellents résultats à la fin de ses cours, certaines lettres de
recommandation et la guerre dans la Péninsule qui créait continuellement des
postes vacants avaient rendu le miracle possible.
Frédéric posa la pierre à aiguiser et écarta les cheveux qui
lui barraient le front. Ils étaient châtain clair et abondants, même s’ils
n’atteignaient pas la longueur voulue pour permettre de tresser la queue et les
nattes typiques des hussards. L’autre élément capillaire caractéristique, une
moustache, était pour le moment une chimère ; les joues du jeune Glüntz
n’étaient garnies que d’un rare duvet blond, qu’il se faisait raser dans
l’espoir de le voir forcir. Tout cela lui donnait l’apparence d’un adolescent.
Il contempla le sabre, main serrée sur la poignée, et joua
quelques instants avec le reflet de la lampe sur la lame.
— C’est un bon sabre, répéta-t-il avec satisfaction, et
cette fois Michel de Bourmont s’abstint de tout commentaire.
Il s’agissait de l’arme appelée improprement « modèle
léger pour cavalerie de l’an XI », un lourd outil à tuer avec une
lame d’une longueur de trente-sept pouces, comme le stipulait le règlement,
assez courte pour ne pas traîner par terre et assez longue pour égorger
commodément un ennemi à cheval ou à pied. En fait, c’était l’une des armes
blanches les plus en usage dans la cavalerie légère, même si l’utilisation de
ce modèle précis
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