Le hussard
chargea
l’arme, tassa avec la baguette, de façon à ce qu’il n’y ait plus qu’à tirer. Il
la porta au blessé, en lui donnant aussi le reste de la poudre et des
munitions.
Le hussard contempla l’arme d’un air satisfait, la soupesa
un moment dans sa paume et manœuvra le chien.
— Vous désirez autre chose ? s’enquit Frédéric.
Le hussard le dévisagea. Un éclair d’ironie passa dans ses
yeux.
— Il y a un petit village du Béarn où vit une brave
femme dont le mari est soldat en Espagne, murmura-t-il, et Frédéric crut
percevoir dans sa voix une trace lointaine de tendresse qui disparut
immédiatement. En un autre moment, mon lieutenant, je vous aurais probablement
dit le nom du village, au cas où vous seriez passé par là… Mais maintenant,
c’est sans importance. D’ailleurs, pour être franc, vous puez la mort, comme
moi. Je doute beaucoup que vous retourniez en France, ni nulle part.
Frédéric le regarda, désagréablement surpris.
— Que dites-vous ?
Le hussard ferma les yeux et reposa sa tête sur le tronc.
— Partez d’ici, ordonna-t-il d’une voix faible.
Fichez-moi la paix.
Frédéric s’éloigna, confus, le sabre à la main. Il passa
près des cadavres du cheval et du franc-tireur, et se retourna encore pour
jeter un regard derrière lui, consterné. Le hussard restait immobile, les yeux
fermés et le pistolet à la main, indifférent au bois, à la guerre et à la vie.
Il marcha un moment dans les broussailles et s’arrêta pour
reprendre son souffle. À ce moment-là, il entendit la détonation. Il laissa
tomber le sabre, mit son visage dans ses mains et éclata en sanglots.
*
Un peu plus tard, il reprit sa marche. Il ignorait où se
trouvait l’est, où était l’ouest. Le bois était un labyrinthe dans lequel il
était impossible de s’orienter, un piège qui sentait la putréfaction,
l’humidité, la mort. Le cauchemar était sans fin, son corps tuméfié pouvait à
peine faire un pas, la douleur au visage le rendait fou. Il regarda ses mains
vides, vit qu’il avait oublié le sabre et retourna le chercher ; mais,
après quelques pas, il s’arrêta. Au diable le sabre, au diable tout. Il
continua sans but précis, errant, trébuchant et se cognant aux arbres. Sa vue
se brouillait, la tête lui tournait comme emportée par un tourbillon. La fièvre
le faisait délirer à voix haute. Il parlait avec ses camarades, avec Michel de
Bourmont, avec son père, avec Claire… Il avait compris, il avait fini par
comprendre. Comme Paul sur le chemin de Damas, il était tombé de cheval… L’idée
lui arracha des éclats de rire qui résonnèrent, spectraux, dans le silence du
bois. Dieu, la Patrie, l’Honneur… La Gloire, la France, les Hussards, la
Bataille… Les mots sortaient de sa bouche l’un après l’autre, il les répétait sur
tous les tons. Il était en train de devenir fou, oui, sur sa vie. Ils le
rendaient tous fou, là, autour de lui, en lui chuchotant des absurdités sur le
devoir, sur la gloire… Le hussard moribond était le seul qui comprenait la
question, c’était pour ça qu’il s’était tiré un coup de pistolet. Il était
malin, le vieux renard, il avait su prendre le bon raccourci. Bien sûr !
Les autres n’avaient pas la moindre idée de rien, romantique et stupide Claire,
malheureux Michel… De la merde, de la boue et du sang, voilà ce que c’était.
Solitude, froid et peur, une peur si démente et si épouvantable qu’elle donnait
envie de hurler d’angoisse pure et nue.
Il hurla. Malgré la douleur de sa bouche enflée et
suppurante, il hurla jusqu’à ne plus s’entendre lui même. Il hurla vers le
ciel, vers les arbres. Il hurla vers le monde entier, il insulta Dieu et le
diable. Il embrassa un tronc d’arbre et se mit à rire au milieu de ses larmes.
Le dolman couvert de glaise sèche était raide comme une cuirasse. Il l’arracha
et le jeta dans les broussailles. Belle étoffe, artistement brodée, ça
oui ! Elle se décomposerait dans l’humus de ce bois pourri, avec Noirot,
avec le hussard qui s’était tiré une balle, avec tous les imbéciles, hommes et
bêtes, qui se laissaient attraper dans cette ronde macabre. Et peut-être,
bientôt, avec Frédéric lui-même.
Il devenait fou. Il était en train de devenir fou. Oui, fou,
malédiction ! Où était Berret ? Où était Dembrowsky ? Ou était le
colonel Letac, une charge, messieurs, hum, et ces pouilleux détaleront à
travers toute
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