Le hussard
visage de l’ennemi sur ces gens noirs et sales qui les
regardaient silencieusement passer le long de leurs maisons blanchies à la
chaux, sur lesquelles se réverbérait le terrible soleil andalou. C’étaient pour
la plupart des femmes, des vieillards et des enfants. Les hommes valides avaient
fui dans les montagnes, parmi les immenses oliveraies qui escaladaient les
versants des collines. Le commandant Berret, chef de l’escadron, les avait bien
définis, devant le cadavre de Juniac :
« Ils sont comme des bêtes. Et nous les chasserons
comme ce qu’ils sont, des vermines embusquées, sans faire de quartier. Nous
pendrons un Espagnol à chaque arbre de cette terre maudite. Je le jure. »
Frédéric n’avait pas encore connu de rencontres avec des
troupes rebelles espagnoles, pas même avec une de ces bandes armées qu’on
appelait des « guérillas ». Mais l’occasion ne tarderait pas à se
présenter. En ce moment, des unités de l’armée soulevée et des partis de
paysans se concentraient pour s’opposer aux huit mille soldats français qui,
sous le commandement du général Darsand, avaient pour mission de nettoyer la
région de ses éléments hostiles en assurant les communications entre Jaén et
Cordoue.
Cela n’avait rien de la guerre que le sous-lieutenant Glüntz
avait imaginée ; et pourtant, c’était bien une guerre. Les modalités en
étaient peut-être sordides à l’extrême, mais on n’avait pas le choix. Les
scènes de rebelles pendus par les patrouilles d’avant-garde, témoins muets,
aveugles et immobiles, la langue pendante et les yeux exorbités, les corps nus,
noirs, assiégés par d’épais nuages de mouches, étaient devenues fréquentes au
passage des troupes de l’Empereur. Le colonel Letac lui-même avait eu son
meilleur cheval tué sous lui en entrant dans un village minuscule nommé
Cecina ; un seul coup de mousqueton et une jument magnifique roulant à
terre, qu’il avait ensuite fallu sacrifier. On n’avait pas pu trouver
l’agresseur, aussi Letac, fou de rage de l’incident – « C’est
intolérable, messieurs, une monture excellente, hein, répugnante couardise et,
hum, tout le reste » –, avait-il ordonné des représailles
appropriées :
« Allons, pendez-moi un de ces misérables, vous savez,
ces gens qui ne savent jamais rien et n’ont jamais rien vu, sacredieu !,
une leçon exemplaire : le curé, naturellement, la peste de ce pays, messieurs,
ça en fera un de moins pour prêcher la rébellion en chaire… »
On avait amené le curé, un individu d’âge moyen, la
cinquantaine passée, petit et gras, la tonsure élargie par la calvitie, mal
rasé, dans une soutane trop courte et couverte de taches que, sans trop savoir
pourquoi, le luthérien Frédéric avait supposées de vin de messe. On n’avait pas
perdu de temps en interrogatoire ni en paroles inutiles ; un ordre de
Letac équivalait à une sentence immédiate. On avait passé une corde de chanvre
aux barreaux de fer du balcon de la municipalité. Le curé les regardait,
recroquevillé et jaune entre deux hussards qui le dominaient d’une tête, le
front ruisselant de sueur et les lèvres serrées, les yeux fiévreux fixés sur la
corde qui lui était destinée. Le village semblait désert ; pas une âme
dans la rue, mais, derrière les volets, on devinait la présence épouvantée des
habitants.
Quand on lui avait noué la corde autour du cou, juste
quelques instants avant que deux puissants hussards ne tirent sur l’autre bout,
le curé avait murmuré entre ses dents un « suppôt de Satan ! »
clairement audible bien que ses lèvres eussent à peine remué. Puis il avait
craché en direction de Letac qui montait un nouveau cheval et s’était laissé
pendre sans plus de commentaires. Au moment où les derniers soldats quittaient
le village – Frédéric commandait ce jour-là le peloton de
l’arrière-garde –, des vieilles vêtues de noir avaient traversé lentement
la place pour s’agenouiller et prier aux pieds du curé.
Quatre jours plus tard, à un détour du chemin, une
patrouille était tombée sur le cadavre d’un courrier. Il s’agissait d’un
sous-lieutenant de hussards du 2 e escadron, un grand jeune
homme mélancolique que Frédéric connaissait pour avoir fait de conserve avec lui
le trajet de Burgos à Aranjuez, où tous deux devaient rejoindre le régiment.
Juniac, tel était le nom de l’infortuné, était entièrement nu, attaché
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