Le hussard
lui
parcourut les muscles et le ventre. Alors il baissa la tête, se pencha sur
l’encolure de Noirot, l’éperonna brutalement en frappant sa croupe du plat de
son sabre et le lança au galop dans une course folle pour qu’il l’aide à sauver
sa vie.
*
Ils étaient derrière lui, tout proches. Noirot avait atteint
la limite de ses forces, le mors couvert d’écume, la pluie et la sueur
ruisselant sur son pelage luisant. Le cheval d’un hussard qui galopait devant
enfonça ses jambes antérieures dans une flaque et projeta son cavalier
par-dessus ses oreilles. Le hussard se releva à demi, couvert de boue de la
tête aux pieds, un pistolet dans une main et le sabre dans l’autre. Une
seconde, Frédéric eut l’idée de le prendre en croupe, mais il l’écarta
aussitôt ; son propre poids était déjà de trop pour le pauvre Noirot. Le
hussard démonté le vit passer sans s’arrêter, tira sa dernière balle sur les
lanciers qui arrivaient et leva faiblement son sabre avant de parcourir
quelques mètres en pataugeant dans la glaise, embroché par la pointe d’une
lance.
Frédéric, qui s’était retourné pour contempler la scène avec
horreur, comprit que son cheval épuisé ne pourrait plus soutenir ce train
longtemps. Noirot avançait en sautillant, butait contre les pierres, glissait
dans la boue. Du galop il était presque passé à un trot qui trahissait la
douleur. Les flancs de la bête palpitaient avec violence sous l’effort, et ses
naseaux crachaient des bouffées de vapeur. Les lanciers gagnaient
inexorablement du terrain, on pouvait entendre distinctement le bruit des
sabots de leurs montures, les cris par lesquels ils s’encourageaient
mutuellement dans cette chasse barbare.
Frédéric était fou de panique. C’était une peur bestiale,
épouvantable, atroce. La tête lui tournait tandis qu’il cherchait du regard un
endroit où s’abriter. Il sentait les muscles de son dos tendus, crispés, comme
s’il attendait d’un moment à l’autre le craquement de ses côtes se brisant sous
la pointe de lance affilée qu’il pressentait proche. Il voulait vivre. Vivre à
tout prix, même s’il devait rester mutilé, aveugle, invalide… Il le voulait de
toutes ses forces, il refusait de mourir là, dans cette vallée débordante de
boue, sous le ciel gris qui s’obscurcissait maintenant très vite, sur cette
terre lointaine et maudite où il n’aurait jamais dû venir. Il refusait de finir
comme un chien, seul et traqué, embroché comme un trophée macabre sur la pointe
d’une lance espagnole.
Dans un ultime effort, Noirot atteignit la lisière du bois
et pénétra sous les premiers arbres, trébuchant dans les broussailles, faisant
s’écrouler sur Frédéric des torrents d’eau des branches basses. L’animal,
fidèle jusqu’à la fin à son noble instinct, fit encore quelques pas avant de
s’écrouler entre les arbustes avec un hennissement d’agonie déchirant, les
flancs ruisselant de sang, emprisonnant une jambe de son cavalier sous son
corps secoué par les ultimes soubresauts.
Frédéric reçut le choc sur le côté gauche, sur l’épaule et
la hanche. Il resta étourdi, le visage dans la glaise et les feuilles mortes,
jusqu’au moment où il entendit approcher le galop d’un cheval. Alors il se
souvint des longues lances espagnoles et tenta désespérément de se relever. Il
fallait courir, il fallait quitter ce lieu avant que ses poursuivants ne fondent
sur lui.
Noirot était immobile, les entrailles rompues par l’effort,
et, de temps en temps seulement, il émettait de faibles hennissements en
agitant la tête, les yeux voilés par l’agonie. Frédéric essaya de dégager sa
jambe prise au piège. Le bruit des sabots était de plus en plus proche, il
était déjà presque là. En se mordant les lèvres pour ne pas crier de terreur,
il appuya ses mains souillées contre l’échine du cheval et poussa de toutes ses
forces pour se libérer.
Dans le bois, aux alentours, résonnaient des cris et des
coups de feu. Le sabre attaché à son poignet entravait ses mouvements, et il
arracha le cordon avec des doigts tremblants. Il fouilla nerveusement dans les
fontes d’arçon, empoigna le pistolet qui n’avait pas encore servi. Il poussa de
nouveau de toutes ses forces en se sentant au bord de l’évanouissement. À
l’instant même où il parvenait à retirer sa jambe de sous le cheval moribond,
une silhouette verte apparut entre les arbres, lance en
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