Le jardin d'Adélie
garçons était féminine parce qu’ils étaient encore incomplets et que la femme ressemblait à un mâle stérile ; par conséquent la femme ne pouvait être que la réplique imparfaite d’un homme. Lui-même arrivait à comprendre plutôt bien le contenu de ces ouvrages. Mais si toutes ces découvertes suscitaient en lui une relative inquiétude, il n’arrivait pas à croire la pieuse et douce Adélie capable de lancer une malédiction.
L’attention d’Antoine fut de nouveau détournée par le passage d’un grand moine dans le déambulatoire menant à la cour du cloître. Ce ne pouvait être que frère Lionel, un saint homme. Âgé de vingt-trois ans à peine, il faisait l’objet de la vénération des habitants du quartier et servait de modèle à ses frères d’ordre. Ses prunelles et ses cheveux ras, presque noirs et disciplinés par la tonsure, donnaient l’impression qu’il revenait de Jérusalem. Ce n’était pourtant pas le cas. Il était né et avait toujours vécu dans les environs. Huit ans auparavant, ce moine de haute taille, mince et ascétique, avait fait vœu de silence complet. Un vœu qu’il n’avait jamais rompu. La voix qui eût pu faire de lui un ménestrel très populaire avait changé de fonction lorsque l’adolescent avait abandonné ce rêve à la porte du cloître. Pendant une courte période, au tout début de son noviciat, son chant avait magnifiquement enluminé les hymnes et les cantiques des offices, puis, un jour, sans raison apparente, elle s’était tue. Lionel avait pris les ordres comme le jongleur qui s’était fait moine, disant passionnément à une statue de la Vierge : « Dame qui n’êtes pas ingrate avec ceux qui vous servent avec justesse, quoi que je fasse, que ce soit pour vous ! Si je le fais, c’est pour vous seule, car j’ose le dire, moi je n’attends rien {1} . » Il s’était patiemment affranchi de lui-même. Lionel servait sa Dame en menant une existence de reclus parmi les livres. Il n’avait donc pu connaître de Jérusalem que ce qui lui avait été dévoilé par les lettrines enjolivées des codex, car il était le bibliothécaire de l’abbaye royale.
Antoine avait tôt pris conscience de la vanité à laquelle Lionel avait voulu se soustraire ; si bien des ménestrels avaient jadis fini leur vie en moines, il y avait également eu des moines qui étaient devenus ménestrels. Il avait entendu parler d’un chanoine du Midi nommé Peire Rogier qui était devenu troubadour et s’était fait moine par la suite.
Les pairs de Lionel avaient connu une forme différente de renoncement en n’entendant plus les chants du jeune novice et ils n’en avaient que davantage admiré son mysticisme rigoureux. Car Lionel avait demandé la permission de mener l’existence la plus stricte qu’autorisait son ordre ; dès lors il était devenu nattaire, ne dormant plus que sur une natte de jonc. Il ne consommait qu’un seul repas par jour, à midi, et il se contentait de petite bière ou de vin coupé d’eau aux autres repas qui se prenaient en commun au réfectoire.
Nombreux étaient les habitants du quartier qui avaient entendu parler de lui. Des bénéficiaires de l’hôtellerie tentaient de l’intercepter au sortir de la messe dominicale pour avoir la possibilité de se confier à lui. Certains convoitaient sa bénédiction en dépit du fait qu’il n’était qu’un modeste frère. Sa présence, même muette – ou peut-être justement en raison de ce mutisme volontaire – était forte, rassurante, d’une grande compassion. Et force était d’admettre qu’il apportait un autre type de prospérité au monastère grâce à la piété admirative qu’il suscitait.
Antoine s’en voulut de s’attarder à des détails aussi dérisoires. « Vanité. Tout n’est que vanité ! Le frère Lionel, lui, ne pense pas à ces choses-là. Surtout pas en ce moment. Il souffre énormément. Mais n’oublions pas que Satan, dans le Livre de Job, n’est que le nom de l’ange chargé de tenter le héros pour le mettre à l’épreuve. » C’est ce qu’il se disait en regardant la silhouette furtive se fondre dans la pénombre. Là où tant d’autres moines avaient été appelés à soigner les corps, Lionel était voué au soin des âmes. Antoine était persuadé que le reclus était en train de prier pour celle de la jeune femme qu’il venait voir. « Il le faut bien, avec une telle famille. Que le Seigneur me vienne en
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