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Le jardin d'Adélie

Le jardin d'Adélie

Titel: Le jardin d'Adélie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
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aide. »
    L’infirmier mit un tabouret à la disposition de l’abbé qui s’assit au chevet de la femme ; auprès d’elle somnolait une jeune mère. Les deux compagnes de lit devaient avoir le même âge, mais leurs points communs s’arrêtaient là : le teint de la parturiente, même si un peu de couperose en altérait temporairement la fraîcheur, dénotait une nature vigoureuse. Cette maman en bonne santé allait bientôt ouvrir des yeux clairs et joyeux sur son beau nourrisson tout rose. Sur un avenir rempli de promesses. Elle avait tout à attendre de la vie. Pas l’autre. Sous les draps, exception faite du ventre enflé, ravagé, reposait un corps mince, presque celui d’une adolescente.
    Antoine se prit à redouter l’instant où les paupières bistrées d’Adélie Ruest allaient s’ouvrir sur de grands yeux couleur de pluie.
    — Elle est d’une pâleur effrayante, dit-il tout bas à l’infirmier.
    — C’est que cette fois elle a bien failli passer, mon père. La pauvrette ! Faudra qu’elle veille à se refaire les humeurs avec de la bonne viande épicée et des bouillons gras…
    — Sans doute n’est-il pas sage de lui prescrire également un vin vieux de qualité. Qu’en est-il du petit ?
    — Hélas…
    Le vieux moine se signa sans ajouter un mot.
    — Seigneur, pas encore, dit Antoine en un soupir las.
    La jambe d’Adélie remua sous le drap de lin propre. Les yeux de l’abbé remontèrent alors vers le visage émacié de la petite femme. Son cœur pourtant habitué aux misères humaines se serra : on eût dit que le réveil de la malade avait accentué les deux cercles sombres de ses orbites creuses. Ils ressemblaient à des traces de cendre qui tout à coup se mouillaient d’une pluie résignée.
    — Adélie, ma fille…
    Il ne trouva rien d’autre à dire. Malgré l’interdiction de tout contact physique que lui prescrivait son ordre, la main potelée de l’abbé se posa brièvement sur celle de la femme. Elle était glacée comme celle d’un cadavre.
    — C’est le troisième, dit Adélie tout bas.
    — Je sais.
    Oui, il le savait. Il connaissait presque tout de la famille Ruest, et même de l’aïeul qui lui avait transmis son nom : il s’agissait d’un serf ayant jadis habité près d’un petit ruisseau. Cet ancêtre avait fui sa condition pour trouver refuge à Paris, chez un talemelier* {2} qui l’avait engagé en tant qu’apprenti, car il était sans enfants. Au XII e  siècle, le père de ce talemelier s’était inscrit à la nouvelle corporation avec d’autres collègues de même profession. Il avait ainsi fait preuve de prévoyance et avait été parmi les premiers à suivre ce nouveau courant. Ayant reçu comme quelques autres l’autorisation de posséder son propre fournil de boulangerie, il s’était mis parallèlement à vendre ses produits au détail à son ouvroir même, ainsi qu’au marché local, car, tout récemment, en 1305, un édit royal avait autorisé les talemeliers à développer ce type de commerce en contrepartie de redevances. Cet édit, qui avait complété celui que Philippe Auguste avait décrété presque un siècle auparavant, s’était tôt avéré très lucratif pour le roi ; les cens produits par les fours banaux des féodaux n’étaient plus versés à un seigneur, mais directement au Grand Panetier* du roi par les propriétaires de ces nouveaux fours privés. Certains monastères ayant possédé leur propre fournil avaient cédé leurs droits de boulangerie à des ouvriers désignés par eux en échange d’un pourcentage payé en nature avec de gros pains de trois livres. Dès lors, les pains provenant de la campagne environnante avaient pu ravitailler également les villes, mais cette petite concurrence n’avait jamais nui à l’ancêtre Ruest, qui faisait partie de ces gens que le destin favorise. Il était devenu maître boulanger, ce nouveau nom faisant référence à la forme du pain non cuit. Empruntant les anciennes prérogatives du fournier, il avait sonné du cor chaque matin lorsque son four était chaud afin que les gens lui apportent leur pâte à cuire. Il ne pouvait se douter à l’époque que son petit commerce était destiné à devenir l’une des meilleures boulangeries de Paris. Comme ses collègues, il avait acquis le droit de vendre sur place à longueur de semaine parce qu’il résidait sur les terres du roi, contrairement aux forains, c’est-à-dire aux gens venus de

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