Le jardin d'Adélie
avait doucement appelé Adélie.
Elle s’était soudain rendu compte qu’on lui avait pris l’enfant. Elle avait tourné la tête vers son mari, qui n’avait rien dit. Firmin avait regardé le petit paquet de linge blanc sans daigner l’approcher de lui. Cela pesait à peine, moins que deux boules de pâte. Un garçon. Beau et solide. Pas la fille malingre qu’il avait espéré renier. L’enfant avait ouvert les yeux. Ses prunelles sombres avaient pénétré dans l’esprit de Firmin et s’étaient mises à fouiller. Louis avait commencé à déterrer quelques débris dans l’âme de son père. Firmin l’avait lâché et s’était reculé dans les coussins du fauteuil. L’enfant était resté étendu en travers de ses jambes, la tête rejetée en arrière. Firmin avait grimacé et s’était enfin résolu à soulever le bébé par le cocon serré qu’avait formé la couverture autour de son petit corps. Cela s’était un peu défait ; le nourrisson ainsi exposé et tenu à bout de bras avait l’air d’une poupée désarticulée. Une petite main aux doigts écartés s’était agitée en une muette supplique.
— Non… attention, il va tomber ! avait soufflé Adélie, qui s’était redressée avec peine contre ses oreillers.
Louis avait haleté. Il avait geint faiblement, puis s’était tu. Firmin l’avait posé sur le sol à ses pieds et avait dit à Adélie :
— Reprends ça. Je n’en veux pas.
Ce furent les paroles qui marquèrent l’arbre et son fruit.
Adélie eût été en mesure de nourrir le petit Louis. Mais Firmin avait insisté pour qu’il fût sevré peu après sa naissance ; le boulanger ne voulait pas qu’elle perdît avec lui un temps précieux. Un matin, elle avait donc inséré doucement une corne de vache percée, remplie de lait de chèvre, entre les lèvres minces du bébé, qui y avaient adhéré avec avidité. Ce nouveau lait ne l’avait heureusement pas incommodé. Louis avait été un bébé tranquille et peu exigeant.
Un jour qu’il souffrait de coliques, son père lui avait donné à téter un chiffon imbibé d’eau-de-vie et avait interdit à Adélie de délaisser le travail pour s’en occuper. Chaque fois que Louis s’était réveillé en pleurs – si l’on pouvait qualifier de pleurs les halètements ponctués de rares vagissements qui lui étaient caractéristiques –, Firmin lui avait redonné de l’eau-de-vie à sucer en ricanant, prenant lui-même une rasade au goulot de son petit cruchon. Le bébé n’avait pas dessoûlé pendant près de trois jours. Adélie en était rapidement venue à la conclusion qu’il valait mieux laisser Louis à lui-même pendant les quelques heures où Firmin était présent à la boutique. Sinon, de tels soins l’auraient probablement tué.
Tout cela avait sans doute eu un impact sur la personnalité de Louis, car il avait manifesté très tôt des signes d’indépendance. C’était un enfant très solitaire. Il admettait rarement qu’un peu d’aide pouvait lui être utile. Même tout petit, le garçonnet repoussait l’adulte secourable et faisait sa petite affaire seul avec beaucoup d’acharnement.
Dès sa troisième année, au moment où Firmin commençait à intervenir dans son éducation jusque-là prodiguée exclusivement par Adélie – et ce, uniquement lorsqu’elle en avait le loisir –, Louis s’était mis à avoir d’impressionnantes poussées de croissance qui avaient donné lieu de croire que même la nature s’était mise de la partie pour aider le garçon à grandir au plus vite.
Les Ruest habitaient dans la rue Gui-le-Preux, que l’on nommait aussi Gilles-le-Queux, une belle maison à colombages qui se trouvait bien à sa place parmi de luxueux hôtels privés. Elle comportait deux étages et comptait quatre fenêtres aux panneaux garnis de losanges en verre un peu bosselé qui donnaient un aspect fantasque aux objets vus à travers. Un œil-de-bœuf en parchemin huilé éclairait les combles. Derrière la maison proprement dite, une petite cour suffisait tout juste à contenir le bâtiment du fournil avec son puits, ainsi qu’une remise. Le rez-de-chaussée était affecté à l’échoppe et à l’arrière-boutique ; cette dernière était également aménagée en pièce à vivre puisque l’unique cheminée s’y trouvait. La boutique était très jolie. Il était interdit à Louis d’y aller. Là se trouvaient les belles étagères en bois verni sur lesquelles
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