Le marquis des Éperviers
PROLOGUE
Le comte de Gironde avait compté en son temps parmi les plus brillants officiers de Turenne mais, en 1702 – au moment ou débute ce récit – cela faisait vingt ans que les difficultés faites aux huguenots à la veille de la révocation de l’Édit de Nantes l’avaient contraint à quitter, jeune encore, le service et à se retirer chez lui.
La Seigneurie de Gironde dont lui venait son nom se blotissait sur une langue de terre que la province de Rouergue tirait au nord dans un dernier repli des monts d’Auvergne. C’était un domaine dont les armes et la demeure disaient l’ancienneté et la misère. L’écu de cette famille figurait en effet une fougère altière dont les frondes se découpaient en s’espaçant comme les ramures d’un cèdre sans aiguilles. Elle était aussi déliée que la primitive fleur de lys dont les pétales crochus se déployaient de part et d’autre d’une lance effilée. Mais, tandis qu’avec le temps le symbole capétien avait prospéré jusqu’à devenir obèse, la fougère de Gironde était restée la même, élancée, si étique, que souvent des âmes simples, impressionnées sans doute par le dénuement de ceux qui l’arboraient, l’avaient osé confondre avec ce symbole convenu des destinées faméliques : l’arête du poisson. Quant au château, il eût été difficile de trouver plus belle illustration de la prééminence qu’à l’aube du XVIII e siècle, la gloire des armes, soutenue par l’antiquité du lignage, continuaient de conférer sur la superbe des gros propriétaires du voisinage. Sans plan d’ensemble, plein d’angles et de décrochements, il ne présentait deux faces contrastées que par le caprice du paysage. Du côté de l’entrée, il s’agrippait au rebord d’un plateau aride et bosselé qui constituait tout son territoire. À l’opposé, planté au ras du vide, il dominait la riche vallée qui s’ouvrait à son pied, damier coloré de prairies et de jardins opulents dont il n’avait jamais possédé un arpent. C’est là qu’il apparaissait, depuis la plaine, orgueilleux et redoutable, hissé sur le pavois de son roc escarpé, surplombant le chaos d’une garrigue empourprée de bruyère. Dix maisons alentour auraient pu alors, à bon droit, se prétendre plus fortunées que celle de Gironde mais on était dans un temps où pas une encore n’aurait osé en tirer prétention.
Parti dès l’adolescence pour embrasser la carrière des armes, monsieur de Gironde, revenant dans son foyer, avait découvert un lieu où il n’avait fait à peu près que naître et passer au galop. Il n’eut cependant guère loisir de céder à des réflexions amères sur les causes de son retour prématuré chez lui car, très vite, la disparition des revenus qu’il tirait de sa charge d’officier le contraignit à venir lui-même en aide à ses fermiers. Sa main accoutumée à mouler la fusée de son épée dut se faire à peser sur le mancheron de la charrue et, peu à peu, les travaux inlassablement repris, les gestes devenus mécaniques, vidèrent de son cœur la haine qui y gisait encore. Son regard jadis farouche et cause de frayeur dans les rangs espagnols, finit par se voiler de brume et les montagnes, fondant leurs courbes au loin avec la base du ciel, bornèrent un horizon dont il n’eut plus le désir de s’échapper.
Les malheurs qui suivirent cette retraite parurent glisser sur ce géant sans le blesser, comme la lumière sur le marbre. Certes monsieur de Gironde eut à gémir des dernières violences faites à la conscience des protestants déclarés nouveaux convertis dès lors qu’ils ne quittaient pas le royaume, mais, ayant fait choix lui-même de demeurer, il était désormais le premier à l’office, depuis son banc seigneurial, à devoir répondre « suis présent » 1 au curé. Par la suite, après que dans l’année 1693 la mort lui eut ravi sa femme, il devait repousser les quelque dix partis, tous nobles et catholiques, qu’étaient venus lui proposer de ces donneurs d’avis faisant métier par les campagnes de « raparier les veufs » et aidé de la vieille Angèle, qui cinquante ans auparavant lui avait tenu lieu de nourrice, il s’était entêté à élever seul ses trois enfants.
Victor, qui n’a pas encore fêté ses dix-huit ans au moment où il paraît dans cette histoire, était son aîné et son seul garçon. Traçons d’un trait le portrait du héros que nous allons suivre aux quatre coins de
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