Le jardin d'Adélie
récite d’instinct, oblitérée de ses souvenirs à force d’être sue. Puis il se détourna pour ne pas arriver en retard aux vêpres*.
Ce jour n’était que le même jour qui recommençait et recommençait sans cesse, depuis toujours consacré à la prière et au labeur ; séparé de son pareil par l’interminable halte d’une nuit sans sommeil ; ce jour allait disparaître pour céder la place au lendemain comme une vaguelette de la mer succédait à une autre, et ce, de toute éternité. Et il allait en être ainsi jusqu’à la consommation des siècles. Tout était bien comme cela. Le doux bercement des vagues endormait l’esquif trop fragile qu’était l’âme humaine.
« Ayant abandonné tout attachement aux fruits de son action, ne dépendant de rien ni de personne… il reste libre » , avait-il lu dans un texte ancien venu des Indes.
*
Un rat solitaire festoyait dans un tas d’immondices qui était en train d’envahir une venelle, entre deux habitations. Ses congénères, toujours sur le qui-vive, avaient encore une fois pris la fuite. Dès que de pesants pas humains faisaient vibrer le sol trop près d’eux, ils ne manquaient jamais de disparaître prudemment dans la première brèche qu’ils trouvaient. Cette fois-ci pourtant, non seulement aucun son dérangeant ne s’était fait entendre, mais en plus le rat audacieux venait de tomber sur une tête de chou. Ravi de l’aubaine, il en arracha un fragment de feuille, le tira précieusement vers lui entre ses petites pattes antérieures et entreprit de le grignoter à même le sol. Il n’eut pas le temps de détaler loin de l’ombre qui s’étendait sur lui, ni même d’avaler sa friandise : un gourdin lui fracassa l’épine dorsale. Seul un dernier petit couinement surpris lui échappa.
L’enfant repoussa le rat mort du bout de son bâton. Il avait horreur des rats. Il y en avait trop. Parfois il en attrapait un et ne le tuait pas tout de suite ; il tenait la petite bête par le bout de la queue et la faisait tournoyer en l’air jusqu’à ce qu’elle fût trop étourdie pour être tentée de le mordre. Après quoi il prévenait le rat : « Tu es à moi et je vais te faire très mal. » Il l’immobilisait sous un vieux bout de planche sur laquelle il posait un genou et broyait les pattes nues du rat à l’aide d’un caillou aux arêtes acérées. C’était très laid. Il finissait en arrachant le poil du rat par touffes. À chaque fois cela déclenchait en lui d’affreux frissons de dégoût mêlés à un sentiment de pouvoir irrésistible. Il était galvanisé à la seule pensée qu’il détenait un contrôle absolu sur le rat. Cette bestiole méprisable qui gémissait, palpitante d’affolement et de douleur, devenait sa propriété ; il pouvait en faire ce qu’il voulait le temps qu’elle durait, la libérer – ce qu’il ne faisait jamais – ou la faire souffrir encore, jusqu’à ce qu’elle devienne une chose morte dénuée de tout intérêt, rien de plus.
Il examina le chou dont un bon tiers était à peu près intact. Après un coup d’œil furtif alentour, il s’en empara et quitta le cul-de-sac pour se diriger vers quelque fond de cour oublié où il allait pouvoir manger en paix et se reposer un peu. Il se sentait ce jour-là trop affamé pour jouer avec les rats. La lourde hotte qu’il portait frottait sans cesse contre son dos meurtri. Plusieurs lacérations avaient recommencé à saigner et il s’efforçait de camoufler les taches de sa chemise sous son fardeau encombrant. Exténué, il s’assit sur de petites marches en bois. La veille au soir, son père l’avait battu à coups de ceinture parce qu’un client ne lui avait pas remis en entier la somme qui lui était due. Le garçon se demandait comment faire pour éviter de commettre à nouveau ce genre d’erreur, car, ne sachant compter, il ne reconnaissait les pièces de monnaie que par leur apparence. Cet incident l’avait laissé impuissant et angoissé devant ce qui l’attendait ce soir-là.
Louis Ruest était décharné et trop grand pour son âge. On le surnommait le Ratier à Firmin, à cause certes de l’attention particulière qu’il semblait porter aux rongeurs, mais aussi à cause de sa physionomie qui évoquait celle des chats de gouttière dégingandés traînant partout et qu’on chassait à coups de balai. Tout comme Louis, ces bêtes étaient indifférentes à l’opinion qu’on se faisait d’elles ;
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