Le Journal D'Anne Frank
Allemagne, tout le monde a peur. Et chaque nuit, des centaines d’avions survolent les Pays-Bas, en route vers les villes allemandes, où ils labourent la terre de leurs bombes et, à chaque heure qui passe, des centaines, voire des milliers de gens, tombent en Russie et en Afrique. Personne ne peut rester en dehors, c’est toute la planète qui est en guerre, et même si les choses vont mieux pour les Alliés, la fin n’est pas encore en vue.
Et nous, nous nous en tirons bien, mieux même que des millions d’autres gens, nous sommes encore en sécurité, nous vivons tranquilles et nous mangeons nos économies, comme on dit. Nous sommes si égoïstes que nous parlons d’« après la guerre », que nous rêvons à de nouveaux habits et de nouvelles chaussures, alors que nous devrions mettre chaque sou de côté pour aider les autres gens après la guerre, pour sauver ce qui peut l’être.
Les enfants ici se promènent avec pour tout vêtement une blouse légère et des sabots aux pieds, sans manteau, sans bonnet, sans chaussettes, sans personne pour les aider. Ils n’ont rien dans le ventre, mais mâchonnent une carotte, quittent une maison froide pour traverser les rues froides et arriver à l’école dans une classe encore plus froide. Oui, la Hollande est tombée si bas qu’une foule d’enfants arrêtent les passants dans la rue pour leur demander un morceau de pain.
Je pourrais te parler pendant des heures de la misère causée par la guerre, mais cela ne réussit qu’à me déprimer encore davantage. Il ne nous reste plus qu’à attendre le plus calmement possible la fin de ces malheurs. Les juifs, aussi bien que les chrétiens et la terre entière, attendent, et beaucoup n’attendent que la mort.
Bien à toi,
Anne
SAMEDI 30 JANVIER 1943
Chère Kitty,
Je bous de fureur et je ne peux pas le montrer, je voudrais taper du pied, crier, secouer Maman un bon coup, pleurer, que sais-je encore, pour tous les mots méchants, les regards moqueurs, les accusations qui me transpercent chaque jour comme autant de flèches d’un arc tendu à l’extrême et qui sont si difficiles à extirper de mon corps. Je voudrais crier à Maman, à Margot, à Van Daan, à Dussel et aussi à Papa : « Laissez-moi tranquille, laissez-moi enfin dormir une nuit sans tremper mon oreiller de larmes, sans que les yeux me brûlent et que la migraine me martèle la tête. Laissez-moi partir, disparaître de tout, loin du monde ! » Mais c’est impossible, je ne peux pas leur montrer mon désespoir, les laisser plonger un regard dans les plaies qu’ils m’ont infligées, je ne supporterais pas leur pitié et leur bonhomie moqueuse, elles aussi me feraient hurler. Tout le monde me trouve prétentieuse quand je parle, ridicule quand je me tais, insolente quand je réponds, roublarde quand j’ai une bonne idée, paresseuse quand je suis fatiguée, égoïste quand je mange une bouchée de trop, bête, lâche, calculatrice, etc. Toute la journée, je m’entends dire que je suis une gosse insupportable et même si j’en ris et fais semblant de m’en moquer, ça me fait de la peine, et je voudrais demander à Dieu de me donner une autre nature qui ne provoquerait pas l’hostilité des gens.
C’est impossible, ma nature m’a été donnée une fois pour toutes, et je ne saurais être mauvaise, je le sens. Je me donne beaucoup plus de mal pour satisfaire tout le monde qu’ils ne sont capables d’imaginer, j’essaie de garder un rire de façade parce que je ne veux pas leur montrer mes souffrances.
Plus d’une fois, après des reproches sans fondement, j’ai lancé à la tête de Maman : « Je n’en ai rien à faire de ce que tu me dis, tu n’as qu’à ne plus t’occuper de moi, de toute façon, je suis un cas désespéré. » Naturellement, je m’entendais répondre que j’étais insolente, on me boudait un peu pendant deux jours, puis on oubliait tout et on recommençait à me traiter comme les autres. Il m’est impossible d’être tout miel un jour et de leur cracher ma haine au visage le lendemain, je choisis plutôt le juste milieu, qui n’a rien de juste, je tais ce que je pense et j’essaie de les mépriser autant qu’ils me méprisent. Ah, si seulement j’en avais la force !
Bien à toi,
Anne
VENDREDI 5 FEVRIER 1943
Chère Kitty,
Bien que je ne t’aie plus parlé de nos disputes depuis longtemps, la situation n’a pas changé. Au début,
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