Le Journal D'Anne Frank
infirme de l’hospice. Peter faisait des bonds avec le chat (nommé Muschi) tout autour de la pièce, Maman, Margot et moi épluchions des pommes de terre, et finalement aucun de nous ne s’appliquait à ce qu’il faisait pour mieux regarder Van Daan.
Dussel a ouvert son cabinet dentaire. Pour rire un peu, je vais te raconter comment s’est déroulée la première consultation. Maman faisait du repassage, et Madame, la première à y passer, s’est assise sur une chaise au milieu de la pièce. Dussel a commencé à déballer ses instruments d’un air important, a demandé de l’eau de Cologne en guise de désinfectant et de la vaseline pour remplacer la cire. Dussel a regardé dans la bouche de Madame, a touché une dent et une molaire et, chaque fois, Madame s’est recroquevillée comme si elle mourait de douleur en émettant des sons incohérents. Après un examen prolongé (du moins pour Madame, car il n’a pas duré plus de deux minutes), Dussel a commencé à gratter un petit trou, mais penses-tu, rien à faire, Madame a lancé bras et jambes dans tous les sens, si bien qu’à un moment donné, Dussel a lâché son instrument… qui est resté planté dans la dent de Madame. C’est là qu’on a vu le vrai spectacle ! Madame se débattait, pleurait (pour autant que ce soit possible, avec ce genre d’instrument dans la bouche), essayait de retirer le grattoir mais ne réussissait qu’à l’enfoncer encore un peu plus. Dussel, les mains sur les hanches, observait la scène avec un calme olympien. Le reste de l’assistance riait à gorge déployée ; c’était méchant, naturellement, car je suis sûre que j’aurais crié encore beaucoup plus fort. Après maints tortillements, coups de pied, cris et hurlements, Madame a fini par extirper le grattoir et Dussel a poursuivi son travail comme si de rien n’était. Il a fait si vite que Madame n’a pas eu le temps de recommencer, mais il faut dire qu’il avait plus d’aide qu’il n’en avait jamais eu de sa vie ; deux assistants, ce n’est pas si mal. Monsieur et moi formions une bonne équipe. La scène rappelait une gravure du Moyen Age, avec une légende du style Charlatan à l’œuvre. Cependant, la patiente ne montrait guère de patience, il fallait qu’elle surveille « sa » soupe et « son » dîner. Une chose est sûre. Madame n’est pas près de se refaire soigner !
Bien à toi,
Anne
DIMANCHE 13 DÉCEMBRE 1942
Chère Kitty,
Je suis installée bien confortablement dans le bureau de devant et je regarde au-dehors par l’entrebâillement des lourds rideaux. Ici, c’est la pénombre, mais j’ai juste assez de lumière pour t’écrire.
C’est un drôle de spectacle de voir les gens marcher, on dirait qu’ils sont tous terriblement pressés et qu’ils s’en emmêlent presque les pieds. Les cyclistes, impossible de les suivre à la vitesse où ils vont, je ne vois même pas quel genre de personne se trouve sur le véhicule. Les gens du quartier n’ont pas l’air bien ragoûtant et surtout les enfants ne sont pas à prendre avec des pincettes, des vrais gamins de la zone, au nez morveux ; je comprends à peine leur jargon. Hier après-midi, nous étions en train de nous baigner ici, Margot et moi, et je lui ai dit : « Si nous péchions à la ligne, un par un, tous les enfants qui passent par ici, que nous les plongions dans le bain et que nous les lavions et reprisions leurs habits avant de les laisser repartir, alors…» sur quoi Margot m’a répondu : « Ils seraient tout aussi sales et déguenillés le lendemain. » Mais qu’est-ce que je raconte, il y a aussi d’autres choses à voir, des voitures, des bateaux et la pluie. J’entends le tram et les enfants et cela me distrait.
Nos pensées ont aussi peu de variété que notre vie, elles tournent sans cesse comme un manège, des juifs à la nourriture, et de la nourriture à la politique. Soit dit en passant, à propos de juifs, hier, comme si c’était une des merveilles du monde, j’en ai vu deux à travers le rideau, ça m’a fait une drôle d’impression, celle de les avoir trahis et d’épier en secret leur malheur. Juste en face, une péniche est amarrée où un batelier vit avec femme et enfants, il a un petit roquet. Ce petit chien, nous n’en connaissons l’existence que par ses aboiements et par le bout de sa queue, que nous voyons dépasser quand il court le long du bord du bateau.
Pouah ! Voilà qu’il
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