Le Lys Et La Pourpre
pour
eux, en une nuit, un grand vent de nordet souleva d’énormes vagues et balaya
l’ouvrage en moins d’une heure. Les Anglais, toujours tenaces, le remplacèrent
alors par une estacade faite de mâts reliés entre eux par des chaînes. Mais
cette estacade ne résista pas davantage aux flots déchaînés. Ainsi par deux
fois ont échoué sous nos yeux les tentatives pour établir une ligne de défense
continue et sans lacunes devant notre citadelle. Ces lacunes existent, mes
amis. Elles existeront toujours. Et c’est par elles que nos marins pourront
faire passer par le gros [90] de la
nouvelle lune des embarcations légères et rapides pour nous envitailler.
Cette explication, qui me parut très convaincante, ne le fut
pas apparemment pour tous, car prenant avantage du silence qui suivit, un
quidam qui se garda bien de lever la main et de découvrir son visage, s’écria
haut et fort :
— Monsieur de Toiras, le fait qu’il y ait des lacunes
dans le dispositif de la flotte anglaise ne prouve pas que les secours vont
arriver incessamment. Et vous voudrez bien admettre que cela nous fera une
belle jambe s’ils arrivent quand nous serons morts.
— Monsieur, dit Toiras, je déplore que vous n’ayez pas,
avant de parler, demandé la parole, et plus encore, que je ne puisse voir votre
visage. Néanmoins, je veux bien mettre sous le coude pour le moment ces
manquements, et vous poser la question suivante. Si nous n’attendons pas les secours,
qu’opinez-vous que nous fassions ?
— Monsieur de Toiras, il me semble que dans le mortel
prédicament où nous nous trouvons la sagesse serait de composer.
Il y eut un silence. Toiras devint écarlate. Ses yeux
étincelèrent, sa mâchoire se crispa, et secoué des pieds à la tête par son ire,
il tonna :
— Composer , Monsieur ! Quel joli verbe que
ce mot composer ! Combien il me touche et me charme ! Comme il
fait bien le chattemite pour séduire les esprits ! Mais qui y a-t-il
derrière ce joli composer ? Monsieur, de grâce, levez le voile et
laissez-nous voir ce qu’il cache, ce composer si aimable et si
anodin ! Levez le voile, pour qu’on distingue mieux ce qu’il est.
Toiras laissa peser un silence, et comme le quidam se
gardait bien de se montrer et de répondre, il reprit d’une voix
éclatante :
— Puisque vous ne pipez ni mot ni miette, Monsieur, je
vais à votre place dire ce qui se dissimule derrière ce verbe composer :
la capitulation, l’esclavage et le déshonneur !
Toiras fit de nouveau une pause afin de laisser pénétrer ces
trois mots dans l’esprit des auditeurs, puis satisfait de l’effet qu’ils
paraissaient avoir produit sur eux, il poursuivit sans plus d’éclats, d’effets
ni de colère, mais d’une voix ferme que sa modération même rendait plus ferme
encore :
— Mes compagnons, je connais trop votre bravoure pour
vous exhorter à tenir ferme. Il n’est aucun parmi vous qui ne rougît d’être
moins brave qu’un Anglais. S’il se trouve quelqu’un assez lâche pour ne vouloir
plus partager avec nous les périls de la guerre, qu’il se montre : les
portes vont s’ouvrir pour lui. Il peut aller mettre sa vie en sûreté aux dépens
de son honneur. Je lui donne son congé. Je ne le punirai pas, il ne sera pas
traité en déserteur. Il vivra, mais il vivra infâme.
Je savais Toiras bien fendu de gueule et prompt à la
répartie, mais je n’aurais jamais pensé qu’il fût apte à jouer du plat de la
langue avec assez de finesse et d’habileté pour retourner en quelques minutes
une garnison si défaite, si désespérée, et si encline en conséquence à prêter
l’oreille aux partisans de la reddition.
Hörner, de retour à notre maison, ne me cacha pas sa
grandissime admiration pour le magnifique discours du maître de camp.
— Voyez-vous, Herr Graf, je trouve la péroraison einfach perfekt [91] :
« Je ne punirai pas le déserteur, je lui ouvrirai les portes. Il vivra,
mais il vivra infâme. » Qui voudrait après cela franchir les portes ?
Sans doute, un chef doit-il punir quelquefois. Mais la plupart du temps il vaut
mieux convaincre.
Après quoi, Hörner leva doctoralement l’index et,
m’envisageant œil à œil pour mieux m’impartir sa profonde expérience, il ajouta
en secouant la tête :
— « La persuasion avant la punition », Herr
Graf !
Quand sonna l’heure pour mon Accla d’être sacrifiée, j’allai
pour la dernière fois à l’écurie la
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