Le Lys Et La Pourpre
pas prise sans la
déplorer ni sans réfléchir qu’en agissant ainsi nous ne ferons qu’avancer de
peu la mort naturelle de nos montures, puisque, comme bien vous savez, nous
n’avons plus rien à leur donner.
Monsieur de Toiras fit une pause. La stupeur et la douleur
se pouvaient lire sur les visages émaciés de nos compagnons, mais il n’y eut
pas de plainte, ni de protestation. Il se peut que la force même leur manquât
pour donner de la voix.
— Le sacrifice, reprit Toiras, ne se fera pas n’importe
comment, mais dans l’ordre le plus sévère, afin d’éviter les abus et les
violences trop faciles à prévoir en de telles extrémités. Croyez bien que j’y
tiendrai très fermement la main. Personne ne sera exempt de ce triste devoir de
livrer sa monture au couteau du boucher. Ni Monsieur le comte d’Orbieu, ni
moi-même, ni aucun officier de haut grade. Mieux même, Monsieur le comte
d’Orbieu et moi-même avons décidé, pour donner l’exemple, que nos chevaux
seront les premiers sacrifiés.
En prononçant ces paroles, Monsieur de Toiras avait pris le
ton rude, expéditif et autoritaire du maître de camp. Mais quand il poursuivit,
sa voix se chargea, je ne dirais pas d’alacrité, mais d’un certain entrain
vaillant et militaire dont l’habileté me laissa béant.
— Dieu merci, dit-il, nous avons encore toutes les
munitions qu’il nous faut : point assez pour les prodiguer, mais bien
assez pour donner de nouveau sur le nez de ces outrecuidants Anglais, qui croyaient
déjà qu’ils étaient nos maîtres et allaient pouvoir nous emmener en esclavage
loin de notre douce France. Compagnons, il n’en sera pas ainsi ! Nous
avons des raisons sérieuses d’espérer. Hier à la nuitée, à l’insu de la
garnison et à l’insu de l’ennemi, trois volontaires, trois héros, devrais-je
dire, sont partis de notre musoir pour rejoindre le continent, à la
nage, portant à leur cou, enfermé dans une charge de mousquet, un message
pressant pour Monsieur de Schomberg. L’un d’eux s’est noyé. Un second a été
pris et tué par l’impiteux Anglais. Le troisième est arrivé à destination. Je
ne vous dirai pas comment je le sais, mais je le sais. Et je ne vous dirai pas
non plus comment cette lettre du roi est parvenue jusqu’à moi, mais elle est
entre mes mains, la voici, Messieurs, et comme elle nous concerne tous je vais
vous la lire :
« Monsieur de Toiras, je
désire que vous m’envoyiez les noms de tous ceux qui sont enfermés avec vous
dans la citadelle, afin de n’en oublier aucun, et que nul gentilhomme officier
ni soldat ne demeure sans récompense. »
Ayant dit, Toiras ménagea un silence pendant lequel il
envisagea œil à œil ses auditeurs. Puis il replia la lettre de Sa Majesté avec
une lenteur respectueuse, comme il eût fait d’une sainte relique, et la remit
dans l’emmanchure de son pourpoint. Revenant aussitôt à son ton vif, rapide et
expéditif, il dit avec une certaine pointe dans la voix qui n’était pas faite
pour encourager les interlocuteurs éventuels :
— Messieurs, si d’aucuns désirent me poser des
questions, je ne faillirai pas à y répondre.
Il y eut alors dans cette foule des mouvements et des
murmures comme si d’aucuns eussent voulu prendre la parole sans toutefois s’y
décider. Mais Toiras, qui ne voulait rien brusquer, gardant un visage ouvert et
patient, une main à la parfin se leva et Monsieur de Toiras ayant fait signe au
quidam de parler, l’homme dit d’une voix parfaitement polie :
— Monsieur le Maître de camp, à supposer que des
secours nous arrivent par mer, plaise à vous de me dire si vous opinez qu’ils
pourront franchir le blocus des vaisseaux anglais.
— Oui-da, Monsieur ! dit Toiras, je le crois et je
vais vous en dire la raison. Quand on a beaucoup d’hommes et beaucoup d’armes,
on ne peut qu’on ne rende un blocus sur terre infranchissable pour la raison
que la terre est un élément solide et stable. Mais un blocus sur mer est
beaucoup plus lacuneux, car les hommes, les armes et les vaisseaux sont portés
par un élément d’une extrême mobilité. Dois-je vous ramentevoir que les
Anglais, au début du siège, avaient imaginé de disposer à quelque distance de
notre musoir d’un obstacle qu’ils cuidaient infranchissable :
quatre grandes coques de navire, reliées les unes aux autres par des grappins,
sorte de fort flottant sur lequel ils avaient installé des canons. Hélas
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