Le Lys Et La Pourpre
nous
avions fixée pour chacun en ce logis, après mûre délibération et calcul de
Hörner, qui affirma qu’à ce train nous ne viderions le dernier flacon que dans
un mois, date à laquelle il estimait que nous serions ou morts, ou secourus.
Dès que Toiras eut bu une parcimonieuse goulée de notre vin,
je poussai du coude Nicolas, et pâle comme mort en son linceul, mais la voix
ferme assez, il fit à Monsieur de Toiras, dans les formes les plus
respectueuses, la suggestion que j’avais trouvée si pertinente.
— Morbleu ! dit Toiras, fort sourcillant. Que ne
faut-il pas ouïr en ce monde ? Et des lèvres de qui ? D’un
béjaune ! D’un demi-mousquetaire ! D’un écuyer qui s’endort quasiment
dans la bouche des canons ! Et voilà qu’il en remontre à son
colonel ! Et qui pis est, conclut Toiras en riant tout soudain, il a
raison ! Oui-da, il a raison ! C’est le plus beau de l’affaire !
Morbleu ! À quoi donc sert l’expérience ? Je me le demande tous les
jours !
La verve gasconne de Toiras rasséréna Nicolas, égaya nos
bons Suisses, et me conforta quelque peu, car à son entrant, je l’avais trouvé
pâle, amaigri et mal allant. Ce qu’il me confirma, sotto voce , quelques
instants plus tard.
— La tête et le vouloir vont bien, me dit-il, j’oserais
dire qu’ils sont intacts. C’est la pauvre bête qui dépérit… Enfin !…
Pour Toiras, comme pour tous les gens de langue d’oc,
« Enfin » n’avait pas le sens qu’il a dans nos provinces du
Nord : il ne signalait pas la fin d’une énumération ou la fin d’une
attente. Prononcé avec une intonation chantante et résignée, il voulait dire
que les choses n’étaient pas certes réjouissantes, mais qu’il fallait pourtant
s’en accommoder de son mieux.
Après cet « Enfin », Toiras demeura clos et coi,
la tête basse, plongé en ses pensées, peut-être tourmenté par les affres de la
« pauvre bête ». Mais de cette bête reprenant poil, comme prétend le
dicton, il releva bientôt le chef, et me dit d’une voix ferme :
— Comte, j’ai à vous impartir une nouvelle navrante.
Et comme Hörner et Nicolas se levaient à demi en me
questionnant de l’œil pour ouïr de moi s’ils devaient prendre congé, Toiras,
avec sa coutumière vivacité, me devança et abaissant la paume de la main vers
la table à deux ou trois reprises, fit signe aux deux hommes de se rasseoir.
— Messieurs, demeurez ! Herr Hörner , j’ai
toute discrétion en votre sagesse, et toi Nicolas, en ta discrétion.
Fort confus de ces éloges, l’un et l’autre se rassirent,
rougissant, bien qu’en des teintes différentes, Hörner ayant la face boucanée
et Nicolas la peau si claire.
— Messieurs, nous sommes stricto sensu au bout
de nos vivres. Demain, je devrai annoncer à la garnison que nous allons tuer
nos chevaux, un à un, pour les manger. Pour survivre nous n’avons que ce choix.
— Mon Accla ! m’écriai-je, le cœur comme glacé.
Monsieur de Toiras, ne pouvez-vous surseoir ?
— Pas un jour de plus, Comte, ni même retarder la mort
de mon propre cheval. Il sera, en fait, le premier à être mis à mort. Que
diraient les cavaliers s’ils soupçonnaient que je m’exempte du sacrifice que je
vais exiger d’eux ?
Dans le silence qui suivit, je vis la face tannée de Hörner
se contracter, et des larmes grosses comme des pois rouler sur le visage de
Nicolas.
— Messieurs, dit Toiras d’une voix basse et rauque, je
vois bien hélas à votre émeuvement comme au mien quel deuil sera celui de nos
gens quand, demain, je leur ferai part de ma décision…
Long fut le silence qui suivit. Le mot deuil que
Toiras avait employé résonna en moi avec une force grandissime tant il paraissait
juste, si forts étant les liens qui attachent le cavalier a sa monture.
Au moment où j’allais perdre mon Accla, je sentais avec
douleur combien je l’aimais. Le cheval n’est pas seulement l’apanage du
gentilhomme : je dirai pour parler sans ambages qu’il fait partie de lui.
À peine savons-nous marcher que déjà on nous juche sur un grand cheval, et le
maître d’équitation nous apprend le langage des rênes – le seul que notre
monture entend – et en même temps la bonne assiette sur la selle, la
fermeté du pied sur l’étrier, la pince des cuisses sur les flancs, l’attention
au mouvement de ses oreilles, la caresse confortante sur sa ganache quand il
s’énerve, et par-dessus tout le
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