Le Lys Et La Pourpre
voir. Elle tenait à peine sur ses jambes,
mauvais signe, certes, puisque si un cheval ne se couche pas de son plein gré,
il le fait sous l’effet de la faiblesse et peut alors rarement se relever. À
mon approche elle fit entendre un faible hennissement et tournant de mon côté
ses grands yeux tendres, elle parut attendre de moi, son maître, le miracle qui
lui ferait retrouver d’un seul coup sa force et sa piaffe. Mais je ne pus que
flatter son encolure, caresser ses ganaches, baiser ses narines et la mouiller
de mes larmes. Je lui apportai un peu d’eau (« cadeau bien inutile, Herr
Graf », me dit Hörner avec reproche). Mais mon Accla but l’eau avec
une avidité qui dans ma peine me fit plaisir. Quand elle eut fini, je lui mis,
du plat de la main, deux morceaux de sucre dans la bouche, et la quittai enfin,
laissant couler mes larmes sans la moindre vergogne, bien assuré qu’il n’y
aurait pas un cavalier qui n’allât en faire tout autant quand viendrait le tour
de sa monture.
Bien je me ramentois que ce deuil me frappa le vingt-cinq
septembre, le temps continuant fort étouffant, la situation aussi désespérée,
et du secours comme sur ma main !…
Grâce à nos réserves propres si bien ménagées par Hörner,
nous n’étions pas en notre logis menacés d’inanition et nous n’avions pas tant
maigri que d’autres, que je voyais dans la garnison, faibles et vacillants.
Cependant nous avions toujours faim, et la faim a ceci de torturant qu’elle
vous contraint du matin au soir à ne penser qu’à elle. Chose étrange, défilent
alors en la remembrance toutes les bonnes choses dont on s’était régalé sans y
attacher conséquence dans les années passées, et jusqu’aux petites soupes au
lait de nos maillots et enfances. Le pis, c’est qu’on se complaît à ces revues
et dénombrements au point d’avoir en la bouche le goût des mets anciens :
plaisir qui ne laisse pas pourtant de se muer en cruel tourment, puisque nous
n’avons rien qu’un souvenir sur la langue et sous les dents, la salive n’encontrant
que le vide et le gaster nous doulant sans le moindre espoir d’être un jour
durablement satisfait.
Le pis, peut-être, est qu’alors on ne pense qu’à soi, le
souci des autres étant comme obscurci par le lancinant souci d’avaler la
provende nécessaire à notre survie. C’est ainsi qu’il fallut que Hörner me
poussât le coude pour que je découvrisse enfin que la face, à l’accoutumée si
lisse et si joyeuse, de Nicolas était toute chaffourrée de chagrin.
— Nicolas, dis-je en le tirant à part, comme se fait-il
que te voilà si travaillé de tristesse ?
— Hélas, Monsieur le Comte, Marie-Thérèse est mal
allante.
— Comment cela, mal allante ? Pâtit-elle d’une
intempérie ?
— Pis que cela : elle a chu dans l’escalier du musoir et s’est démis l’épaule. Le barbier chirurgien la lui a remise, mais l’a
tortillée de tant de bandelettes qu’elle ne peut plus baigner ni pêcher. Et par
malheur comme elle n’a plus qu’une main pour se défendre, elle se fait rober sa
portion de chair par de mauvaises gens.
— Nicolas, cours chercher la pauvrette, dis-je dans le
chaud du moment. Et qu’elle demeure céans tant qu’elle ne sera pas remise.
— Monsieur le Comte, Herr Hörner va là-dessus
remochiner !
— Je l’écouterai avec patience mais sans changer mon
propos.
— Ah ! Monsieur le Comte, je crois déjà l’ouïr
vous dire : « Le bon sens avant la charité », Herr Graf !
À quoi je ris et de sa gausserie et de voir sa juvénile face
s’éclaircir.
— Va, Nicolas ! Je dirai à Hörner que
Marie-Thérèse ne mangera que sa portion, laquelle elle ira quérir aux matines avec
toi : on verra alors qui l’osera rober.
— Donc, Monsieur le Comte, elle ne mangera que sa
portion.
— Oui-da, c’est ce que je dirai à Hörner.
— Monsieur le Comte, Hörner ne vous croira pas.
— « L’obéissance avant la créance »,
Nicolas ! Obéis ! N’as-tu pas lu nos saintes Évangiles ? Le
centurion dit au soldat : « Va ! » et le soldat va.
Il rit à cela et toute tristesse disparut. Il s’envola à la
recherche de notre éclopée.
Cet entretien m’avait distrait de mon souci, mais Nicolas
disparu, je retrouvai aussitôt le creux de mon gaster, et une fois de plus
tâchant de me rassurer je me dis qu’assurément il n’y avait pas péril en la
demeure. Nourri comme je l’étais, je
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