Le Manuscrit de Grenade
château, il avait appris la condamnation de Tchalaï. Elle serait bientôt la proie des flammes. Ramené à la réalité, il comprit qu’il allait devoir annoncer la nouvelle à sa fille. Il ralentit sa course, soudain moins pressé de parvenir à destination. En approchant du centre de la cité, une odeur de fumée et de porc grillé lui donna un haut-le-cœur.
Éperonnant les flans de son cheval barbe, il dévala la Grand-Rue jusqu’à la place de la future cathédrale offerte à la ville par la confrérie des vendangeurs. En attendant sa construction, on la sanctifiait du sang et des cendres des Infidèles. Un bûcher y était dressé en permanence pour les pauvres pêcheurs condamnés le plus souvent après dénonciation. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre et les gens se pressaient en masse pour assister au spectacle. Ce soir était soir de fête car on brûlait une meurtrière, juive et sorcière de surcroît. Que cette femme ait soigné et guéri de nombreux membres de la communauté catholique, n’incommodait personne.
Quand Pedro déboucha sur la place, le corps de la condamnée n’était plus qu’une torche vive. Par réflexe, il se signa. À ses pieds, deux vignerons commentaient le spectacle.
Malgré le brouhaha, il saisit quelques bribes qui confirmèrent son intuition. La condamnée était inconsciente quand les soldats l’avaient portée jusqu’au bûcher puis l’y avaient attachée. Le feu avait enflammé sa robe, sans qu’elle pousse le moindre cri.
Tchalaï était-elle morte sous la torture ? Pedro décida de garder cette information pour lui.
Depuis qu’un émissaire du marquis de Jerez était venu chercher l’accoucheuse en catastrophe, Myrin tournait en rond comme une bourrique autour d’un puits.
Après son départ, la jeune fille avait ouvert la boutique d’apothicaire. Chaque fois que le médecin s’absentait pour aller soigner ses malades, elle la remplaçait. Le travail l’avait aidée à supporter les longues heures de l’après-midi malgré la rareté des clients. Quelques gentils s’étaient glissés en catimini dans la Juderia pour venir chercher des potions pour la toux ou des onguents pour soulager les hémorroïdes. Quant à ses coreligionnaires, ils préféraient les conseils d’une personne d’expérience, surtout les hommes. Ils n’avaient fait que passer puis s’en étaient retournés en la voyant. Elle avait l’habitude. Que craignaient-ils le plus, son inexpérience ou ses formes plaisantes ?
Dès la tombée de la nuit, son inquiétude revint. Des ondes douloureuses lui brûlaient le ventre déchiré par une terreur sourde. Pour se calmer, Myrin se réfugia dans la chambre qu’elle partageait avec sa mère au premier étage. Elle alluma la lampe à huile posée sur la table qui servait de bureau et de coiffeuse, s’assit devant le miroir et contempla son image.
Ses traits étaient tirés. De grands cernes noirs lui donnaient l’air d’une vieille chouette. Sa peau laiteuse, parsemée de taches de son, trop blanche par manque de soleil, lui reprochait ses journées enfermées dans l’ombre de l’échoppe. La jeune femme enleva son bonnet, libérant ses cheveux roux qui tombèrent en flots sur ses épaules. Elle ouvrit le coffret en bois de rose marqueté de nacre pour y prendre une brosse.
Devant la bague posée en évidence au milieu du nécessaire de toilette, elle tressaillit. Sa mère ne se séparait jamais de sa pierre de lune, un talisman que les femmes de sa famille se transmettaient de génération en génération.
Tchalaï de Luz savait qu’elle ne reviendrait pas ! Désormais, la gemme magique appartenait à Myrin.
Hypnotisée par le bijou, l’héritière fit un geste vers lui, puis s’arrêta, incapable de le toucher. En le regardant, elle voyait la main de sa mère, fine et nerveuse, douce et chaude, mais tavelée et ridée comme celle d’une centenaire. Pourtant, Tchalaï n’avait que trente-sept ans.
Refermant la boîte, Myrin saisit le jeu de tarots caché dans un tiroir secret du meuble et l’étala sur la table. La jeune magicienne savait que ce tirage était vain et que le destin était accompli, mais elle ne pouvait se résoudre à accepter la vérité.
Elle choisit six cartes et retourna la première. L’image dévoilée la terrifia.
La Foudre représentait un donjon en flammes. Présage effrayant ! La vision d’un bûcher se superposa à la peinture sur carton et un corps de
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