Le Manuscrit de Grenade

l’oublierons pas. Rappelle-toi les paroles que le vieux Khider lui a lancées : « Votre présence est indispensable car l’amour est rédempteur. »
    Un bruit de canne retentit sous les arcades, accompagné par le trottinement d’un vieillard. Khider le Sage apparut entre deux colonnes en grommelant :
    — Sachez, chère guérisseuse, que je ne suis pas vieux, je suis éternel ! On m’a donné bien des noms, l’initiateur, le maître intérieur, le patron des voyageurs, le juif errant, l’homme vert. Certains m’ont même confondu avec saint Jean l’Évangéliste. J’apparais, je disparais. Je suis une sorte de médiateur. Je donne un coup de pouce au destin quand c’est nécessaire et je pousse les pions que le Hasard place sur ma route pour parvenir à mes fins.
    — Ainsi, Yasmin n’était qu’un pion pour vous ? dit Pedro d’un ton dangereusement calme.
    — Yasmin était l’ange que le ciel vous a envoyé pour sauver Grenade des fanatiques. Sans elle, sans sa générosité, sans son amour, sans son humanité, votre mission aurait échoué. Malgré votre courage et votre ténacité.
    — Vous auriez pu la sauver.
    — Elle a choisi sa voie librement, et le Tout Puissant a accepté sa décision.
    La franchise du vagabond était indécente. En voyant la tête que faisait le guerrier, Myrin frémit. Elle comprenait sa colère, mais ce ressentiment ne le mènerait nulle part. Comment lui rappeler que l’Errant était autre ? Aussi fut-elle soulagée quand Isabeau intervint :
    — Maître Khider, vous venez de dire que sans Yasmin notre mission aurait échoué. Pourtant, quand je regarde autour de moi, rien n’a changé.
    — Erreur, jeune fille, vous êtes toujours à Grenade, mais la cité n’est plus sur terre. Elle a basculé dans un univers parallèle.
    Des exclamations accueillirent cette affirmation incroyable. Isabeau secoua la tête d’un air dubitatif.
    — C’est impossible. Vous vous moquez, n’est-ce pas ?
    — Si la cité est passée dans un autre monde, qu’y a-t-il à la place de Grenade ? demanda Myrin
    Frappés par la justesse de la question, ses compagnons se focalisèrent sur le vieil homme.
    — Ah, ah ! ricana Khider, je vois qu’il y a au moins un esprit qui fonctionne clairement dans cette assemblée. Eh bien voici les dernières nouvelles d’Andalousie : un tremblement de terre a englouti la ville de Grenade ainsi que la plaine qui l’entoure. La faille gigantesque qui s’était ouverte dans la montagne s’est refermée sur les ruines de la cité, laissant un paysage vierge. Les Rois Catholiques ont fait dire une messe pour les morts puis sont rentrés chez eux avec leurs armées.
    — Alors, je ne peux plus partir en exil ? déplora le sultan.
    — Vous êtes hors de portée des armées chrétiennes ou musulmanes, mais si vous désirez rejoindre votre ancien royaume, il existe une porte. Ainsi, seigneur Boabdil, vous pourrez partir pour l’Afrique. Cependant, je vous conseille de quitter la ville par petits groupes pour ne pas attirer l’attention. N’oubliez pas que les lieux sont déserts.
    — Si nous retournons en Andalousie, pourrons-nous revenir ? demanda Isabeau qui semblait soulagée.
    Étrange, pensa Myrin, depuis la mort de sa tante, elle ne songe qu’à s’enfuir. Et maintenant elle veut rejoindre l’Espagne. Aurait-elle changé d’avis ?
    — Pour passer d’un monde dans l’autre, il suffit de connaître le point de jonction et les paroles magiques qui ouvrent la porte invisible. Elles sont faciles à retenir, ce sont celles que Myrin utilise pour faire fonctionner sa bague. D’autres questions ? Envie d’en savoir plus sur votre nouvelle terre ? De connaître sa géographie ? Les peuples qui l’habitent ? Les royaumes qui la composent ? Les religions ou les civilisations qui s’y sont développées ?
    Ses propos distillés d’un ton joyeux eurent sur les rescapés l’effet d’un séisme. Expressions de surprise puis de peur, cerveaux en ébullition traversés par des spéculations plus ou moins agréables. Ces interrogations ouvraient des perspectives peu rassurantes et projetaient brutalement les fugitifs sur des rivages inconnus, plein de dangers potentiels.
    Myrin crut d’abord qu’il plaisantait, mais elle déchanta vite.
    — Cet univers parallèle est donc si différent du nôtre ?
    — D’après mes souvenirs, mais qui datent maintenant de quelques siècles, peut-être même d’un bon