Le Maréchal Suchet
Bonaparte. À dire vrai, il n’était pas totalement inconnu. On savait qu’il avait servi avec distinction au siège de Toulon et qu’il avait même commandé ensuite l’artillerie de l’armée d’Italie. Mais, depuis lors, il n’avait plus fait parler de lui. Ses seuls titres étaient récemment d’avoir écrasé une émeute royaliste à Paris et d’avoir rendu un service au directeur Barras en le débarrassant d’une maîtresse encombrante et en l’épousant. Ce que l’on savait moins, c’était que si Carnot, chargé de la direction des affaires militaires, ne s’était pas opposé à cette nomination, c’était parce que, pour la campagne qui allait s’ouvrir en 1796, il considérait l’Italie comme un théâtre d’opérations tout à fait secondaire où le seul objectif de nos troupes serait de fixer le maximum d’unités autrichiennes.
À ses yeux, les opérations capitales se dérouleraient en Allemagne où opéreraient deux de nos meilleurs généraux : Jourdan et surtout Moreau. Du reste, Barras lui-même pas tellement assuré des capacités de Bonaparte avait jugé bon de le flanquer d’un de nos plus compétents chefs d’état-major, le général Berthier.
Nous ignorons quelle fut la réaction de Suchet en apprenant cette nomination. À l’inverse de presque tous les autres officiers, il connaissait Bonaparte, peut-être pas d’une manière intime, mais suffisamment pour essayer de se faire admettre dans l’entourage immédiat d’un général à qui le corps des officiers de son armée était totalement étranger pour ne pas dire hostile. Mais le prudent Suchet, constatant la réprobation générale vis-à-vis du nouveau patron, préféra sans doute attendre et voir venir. L’affaire de Bédouin où il s’était si hardiment mis en avant lui avait servi de leçon. Du reste, ce métier de chef de bataillon lui plaisait. Il le concevait un peu comme il avait géré son entreprise.
On sait assez peu de chose sur ce que fut la vie de Louis-Gabriel pendant cette période. Par la suite, il n’en parla guère. Ils auraient pu, lui et son frère, se faire démobiliser à ce moment et retourner à Lyon diriger leur maison de commerce. Mais si la Terreur était terminée, la crise économique dans les industries de luxe persistait et l’oncle Jacquier était tout à fait compétent pour prendre en main les intérêts de ses neveux. Du reste, cette vie de camps au grand air, au contact d’hommes rudes et simples, leur convenait.
La fameuse proclamation de Bonaparte dans laquelle il promettait à ses troupes « honneur, gloire et richesses », si elle fut écoutée avec grand enthousiasme par l’armée, fut accueillie avec quelques réserves par Suchet. Par « richesses », il était évident qu’il fallait entendre « pillage » ; et il est de fait que, du haut en bas de l’échelle, la première campagne d’Italie fut une entreprise de brigandage. Joseph Bonaparte ne s’exclamait-il pas dès l’été 1796 : « J’ai de l’or ; Murat a de l’or ; nous avons tous de l’or ; nous sommes riches ! »
Or, Suchet, bourgeois, industriel et homme d’ordre, goûtait peu cette manière de comprendre la guerre. À ses yeux, il était hors de question de laisser ses soldats assaillir les églises ou les maisons des riches Lombards et, s’il lui paraissait regrettable que l’armée n’eût pas les moyens de payer les vivres qu’elle réquisitionnait, il fallait qu’elle préservât au maximum les biens de la population. Il s’efforça, au moins dans son bataillon, d’appliquer ses principes. Un pareil comportement tellement opposé aux idées de Bonaparte fut, semble-t-il, rapporté à ce dernier. Fallait-il attendre une autre attitude chez un officier qui s’était signalé comme Jacobin ? Ce trait ne plaida pas toujours en sa faveur.
Pourtant, dès le début de la campagne, il se conduisit avec talent et bravoure. Il était à un échelon trop bas pour influer d’une manière quelconque sur les opérations mais, tout en restant à sa place, il prouva qu’il avait parfaitement assimilé son métier d’officier.
Au moment d’entrer en campagne, la 69 e demi-brigade était forte de sept bataillons dont trois portaient un simple numéro et les quatre autres, curieusement, celui de leur département d’origine. Si, sur le papier, elle représentait une force respectable, elle ne comptait en réalité que trois mille cent quarante-neuf hommes et le
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