Le peuple du vent
« J’ai donc gagné Barfleur pour assurer le roi de notre loyauté à tous... » Ce passage ne concerne pas notre affaire, mais voilà ce que le sire d’Aubigny dit un peu plus loin : « Tancarville était là. Il est vrai que son rôle de chambrier l’y oblige, et j’ai pu m’entretenir avec lui d’autres choses que des affaires du royaume »... Après quelques considérations, il reprend : « Il m’a avoué bien connaître Ranulphe de l’Épine qu’il a longuement reçu aux fêtes entre la Noël et le jour de l’An. »
Hugues laissa les mots pénétrer dans l’esprit de chacun.
— Je ne vous rappellerai pas la vigueur avec laquelle Ranulphe a déclaré n’avoir jamais été chez les Tancarville. Son fils, Mauger, ici présent, a assuré le contraire à sire Tancrède.
— C’est vrai ! dit soudain Mauger d’une voix trop aiguë. Il était là-bas. Ma mère et moi sommes restés seuls au manoir.
— Je reprends la lecture. Nous arrivons à la partie la plus intéressante. « Tancarville m’a dit avoir déjà marié son aînée, mais il lui reste une cadette, une jeune fille d’une dizaine d’années, nommée Hermesende. Depuis la Noël, il était question de mariage entre elle et le sire Ranulphe, veuf de son état. »
Ces dernières paroles résonnèrent longtemps dans la salle. Mauger était devenu livide, ses mains tremblaient. Baptiste ouvrit des yeux étonnés. Randi étouffa un cri. Serlon resta impassible, mais son souffle oppressé témoignait de la colère qui grondait en lui.
— Écoutez la suite, fit Hugues en reprenant sa lecture. « Il est vrai que la femme du sire de l’Épine venait de mourir, mais comment Ranulphe a-t-il pu se dire veuf dès la Noël ? Je vous laisse, cher ami, le soin de tirer les conclusions qui s’imposent. Je n’ai, quant à moi, rien dit à Tancarville, j’envoie la même lettre à Serlon, lui demandant son avis sur tout cela... »
Le silence retomba.
— Voilà, à tout le moins, le pourquoi que nous cherchions, reprit Hugues. Ranulphe voulait épouser la fille de Tancarville et était prêt pour cela à assassiner son épouse. On a connu des cas semblables, et d’aussi terribles. Souvenez-vous de Guillaume II Talvas qui assassina sa première femme, la mère de ses trois enfants, dont l’existence même contrecarrait ses projets politiques !
Randi essaya de saisir la main de son cousin qui la repoussa. Mauger croisait et décroisait les doigts, marmonnant des paroles inintelligibles.
— Ranulphe a protesté de son amour pour Muriel, continuait l’Oriental, et sans doute l’a-t-il aimée à sa façon. Mais quand il a rencontré la jeune Hermesende de Tancarville, a-t-il vu là l’occasion de recommencer sa vie, tant politique qu’amoureuse ? D’avoir, peut-être aussi, un héritier qui lui conviendrait mieux ? Nul ne le saura jamais.
Hugues se tut. Serlon bougea dans son fauteuil, mais ne dit rien. Les autres semblaient stupéfaits.
— Ce que nous devons découvrir maintenant, c’est qui a tué Ranulphe. D’aucuns ici croient que c’est Bjorn, le pêcheur. D’autres pensent que c’est frère Aubré. Tous deux, Bjorn et le moine, avaient pour Muriel de l’Épine un réel attachement. On peut comprendre que l’amour de l’un ou la colère de l’autre les aient menés jusqu’au crime.
— Pas au crime, à la justice ! s’exclama soudain frère Aubré. Ce Ranulphe devait être châtié ! C’était monstrueux, ce lent empoisonnement que vous nous avez décrit. Jusqu’au choix de ce poison qui altère la conscience et cause de terribles souffrances !
— C’est vrai, mon frère. C’était monstrueux et le châtiment a été à la hauteur du crime. Je vais vous rappeler les paroles de la « Prière du juste persécuté » qui ont inspiré ce châtiment :
Qu’il bande son arc et l’apprête
c’est pour lui qu’il apprête les engins de mort
et fait de ses flèches des brandons...
« Il est parmi nous un être que ces mots ont frappé, poursuivit Hugues, un être qui a décidé que Ranulphe périrait ainsi. Ce n’était pas un meurtre, vous l’avez dit, mais un jugement et une exécution ! D’ailleurs, où étiez-vous au moment de la mort de Ranulphe, frère Aubré ?
— Quel était ce moment ? Après l’esclandre avec Bjorn, le lendemain ? De toute façon, messire, j’étais, je devais être sur la lande. C’est ma maison, plus que ce maudit château où nul ne veut
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