Le piège de Dante
ne pouvaient voir, dans cette hâte de Vicario à se dissimuler, qu’une manière d’aveu. Andreas Vicario! Qui l’eût cru ! Il était vrai que l’homme, célèbre pour sa Libreria maudite – Giovanni comprenait mieux, à présent, l’inspiration secrète qui avait présidé à l’élaboration de cette édifiante collection, ainsi que ses implications cachées –, l’homme, donc, membre du Grand Conseil, avait exercé de multiples fonctions au sein de la République. Il avait dirigé les offices judiciaires du Rialto, avant de contribuer au contrôle des corporations, puis des registres et des comptes de l’Arsenal... A mesure que Giovanni recomposait le puzzle, tout venait à prendre sens. Les tentations ésotériques de Vicario, et cette érudition obsessionnelle qui l’avait fait accoucher de son fameux opuscule intitulé Le Problème du Mal ; les manoeuvres d’intimidation qu’il avait dû mener, auprès de l’astrologue Fregolo, et peut-être du verrier Spadetti, quelque temps auparavant; la facilité avec laquelle il avait pu éliminer, sous son propre toit, sa chère Luciana Saliestri... A cette idée, Giovanni était inondé d’un chagrin et d’une haine sans bornes ; il s’était juré de faire payer son acte à Vicario par tous les moyens. Il militerait pour l’exécution capitale, en place publique. Et si Vicario était effectivement coupable de haute trahison, Giovanni n’aurait pas à pousser le Doge et les Conseils pour que justice lui soit rendue. Ils fondraient sur le traître, ce serait la curée. Une seule chose hantait Giovanni, le regret profond d’avoir été si aveugle – tous l’avaient été, même Pietro Viravolta, malgré les indéniables talents qu’il avait su déployer jusque-là. Auraient-ils pu empêcher la mort de Luciana ? Cela, plus que tout, rongeait le sénateur à chaque instant. Son deuil était pénétré de cette question, ce deuil si affreux, cette cruelle morsure, aujourd’hui moins secrète que jamais, et pourtant associée à une douleur si profonde, si intérieure, qu’il se savait seul à pouvoir l’éprouver avec tant d’acuité. Evidemment, il était plus facile de recomposer tout ce sinistre tableau a posteriori. Mais n’auraient-ils pu être moins naïfs ? Comment Vicario et les siens étaient-ils parvenus, durant tout ce temps, à passer entre les mailles du filet ? Et combien d’Oiseaux de feu restait-il encore? De quoi composer une secrète Chambre, continuant d’ourdir dans l’ombre les plus terribles conspirations? Un Sénat ténébreux, une illicite Quarantia , la Quarantia du Diable? Giovanni n’avait pas de réponse à tout cela; mais ces pensées ne lui laissaient pas une seconde de répit. A chaque instant, le visage de Luciana dansait devant ses yeux. Il la voyait souriante, lui murmurant des mots doux de ses lèvres insolentes, tantôt lumineuses, tantôt perverses, de cette perversité qui avait navré Giovanni, autant qu’elle l’avait enchaîné à cette adorable sirène : Ah, Giovanni... Sais-tu ce qui me plaît en toi ? C'est ta façon de croire que tu vas sauver le monde entier. Sauver le monde entier! Oui, parlons-en! Il n’avait même pas réussi à la sauver, elle... Alors, Giovanni serrait les poings, ses jointures en devenaient blanches; puis il se reprenait, n’était plus que colère. Bien sûr, elle avait appartenu à d’autres hommes; bien sûr, elle n’avait cessé de le faire souffrir, soufflant tantôt le chaud, tantôt le froid ; mais certaines extases n’avaient été que pour lui. Il le revoyait aussi, ce visage féminin dansant de droite et de gauche, empourpré de plaisir. Giovanni, Giovanni... Elle en rajoutait, certainement. Mais il avait pu se confier à elle, lui parler. S'endormir avec confiance sur son sein. Toutes choses dont il n’avait jamais cessé de rêver. Au point qu’une fois, en plaisantant, elle lui avait dit : Allons, Giovanni, sénateur, on dirait que c’est votre maman que vous cherchez !... Oui, pour elle, pour elle peut-être et elle seule, il aurait pu trahir la République. Pour posséder celle que la nature avait faite affranchie, incapable d’admettre à son cou la moindre corde, après ses noces ratées, et toujours en quête d’un amour auquel elle osait à peine croire, se donnant sans jamais se donner. Pour elle, Giovanni aurait pu trahir, si elle le lui avait demandé... Mais Vicario ? Pourquoi avait-il trahi, lui ?
Pour le pouvoir. Rien que pour le
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