Le piège de Dante
le Doge, grâce à l’Orchidée Noire, en savait davantage sur son compte? Et si...
Il venait d’allumer une chandelle, qu’il porta près de son visage. Celui-ci, à demi éclairé par la flamme, semblait trembler avec elle lorsqu’il s’aperçut qu’une forme sombre – quelqu’un – se trouvait dans la pièce.
Assis derrière son bureau.
— Je vous attendais, Ottavio.
— Viravolta , souffla Ottavio entre ses dents.
Il y eut de longs instants de silence. Durant ce moment suspendu, d’étranges souvenirs se glissèrent dans la mémoire d’Octavio. Ce soir à Santa Trinità, au palais Mandolini, où le sénateur était tombé sous le charme de ce garçon ébouriffant, qui faisait mine de jouer du violon avant de discourir sur l’Arioste en adressant aux femmes des clins d’oeil bien moins intellectuels. Ce soir où ils avaient fait connaissance, alors que Pietro venait de lui sauver la mise au jeu par ses conseils avisés, et un ou deux adroits tours de passe-passe. Viravolta l’avait fasciné, avec ses récits picaresques, pour partie inventés, pour partie vécus, entre Corfou et Constantinople; avec son goût pour les cartes et la numérologie. Mais pourquoi... pourquoi Ottavio avait-il alors fait son protégé, et même son fils putatif, de ce jeune homme à peine sorti de l’adolescence, lui proposant du jour au lendemain monts et merveilles ? Oui, Pietro l’avait séduit, embobiné... Sa compagnie lui avait plu. Ottavio avait eu à son sujet des conversations avec Emilio Vindicati, et assisté aux premiers pas de l’Orchidée Noire. Avec Emilio, tous deux l’avaient en quelque sorte... construit . Grâce à leur soutien, il était devenu cet agent de la République dont on racontait les dernières aventures en riant ou à mots couverts, au hasard des repas entre nobles vénitiens. Jusqu’à cette autre soirée, fatale entre toutes, où Ottavio lui avait présenté... Anna. Il avait vu cette lumière dans leurs yeux. Leur maladresse inhabituelle. Leurs minauderies. Il les aurait écorchés vifs.
Pietro, de son côté, repensait également à tout cela.
Il était assis dans la pénombre. On ne pouvait distinguer les traits de son visage. Seules étaient visibles, sur le bureau, les manches claires de sa chemise. Il avait posé son chapeau sur le sous-main de cuir. Un tiroir avait été forcé – le fameux tiroir dans lequel, lors de sa précédente venue, il avait trouvé les plans du Panoptique. Ils avaient disparu, naturellement.
— Je vous croyais enfermé une nouvelle fois, dit Ottavio d’une voix sourde.
Le sénateur avait posé sa main sur le secrétaire aux tiroirs ouvragés, non loin de la porte.
— Vous me connaissez. Je supporte mal la solitude.
Pietro regarda dans un coin de la pièce, en direction d’une petite cheminée qu’il n’avait pas remarquée, lors de sa première venue.
— Vous les avez brûlés, n’est-ce pas...
Ottavio ne répondit pas. Ses doigts s’agitaient sur le secrétaire.
— Que venez-vous chercher ici, Viravolta ? Vous le savez : je n’ai qu’un geste à faire pour que l’on vous jette de nouveau au fond de votre cachot! Et croyez-moi, je vous y remettrai chaque fois, autant qu’il le faudra. Jusqu’à ce que j’obtienne votre tête !
— Je crains que vous n’attendiez longtemps, Ottavio.
L'Orchidée Noire soupira.
— Allons. Rendez-vous à la raison... et à nous. Nous savons que vous conspirez avec Andreas Vicario et le duc von Maarken. Votre projet était une folie. Jamais Venise ne tombera aux mains de gens de cette sorte. Vous avez été très mal inspiré de leur apporter votre concours. Pourquoi, Ottavio ?
Ottavio dégoulinait de sueur. En même temps, il faisait un effort surhumain pour garder contenance. Ce n’était pas le moment de se trahir. Son corps tout entier s’était raidi, ses muscles tendus. Il lui fallait un exutoire. Il laissa libre cours à sa rage.
— BALIVERNES ! Vous ne savez rien, Viravolta ! Vous n’avez aucune...
— Preuve ? demanda Pietro.
Nouveau silence. Puis Pietro reprit.
— Du moins ai-je... un témoin.
Alors, la porte du boudoir s’ouvrit.
La silhouette d’Anna Santamaria, le visage plongé dans l’ombre lui aussi, entouré de ses cheveux blonds, apparut à Ottavio, dans une robe à friselis de dentelle noire.
Elle se tenait droite et fière. Le long de son corps, sa main tenait une fleur.
Une orchidée.
Un pli amer déforma la bouche du sénateur.
— Ah, je vois...,
Weitere Kostenlose Bücher