Le piège de Dante
soleil se couchait.
L'Orchidée Noire disparut à l’angle de la rue.
Giovanni Campioni ne comprenait pas très bien ce qui s’était passé; tout s’était joué en quelques heures. Après l’entrevue avec le Doge, il s’était empressé d’aller trouver le chef de la Quarantia Criminale , Ricardo Pavi, qui dans le même temps recevait du Prince Sérénissime ses nouvelles instructions. L'Orchidée Noire l’avait suivi. Un groupe d’une dizaine de soldats du palais s’était également rendu dans la villa d’Andreas Vicario, à Canareggio. Giovanni et Viravolta, qui n’avaient pu accompagner le détachement, avaient attendu avec impatience le résultat de cette intervention. Au début de l’après-midi, Viravolta brûlait de quitter enfin le palais pour se rendre dans la villa de Santa Croce, afin de retrouver Anna Santamaria et le sénateur Ottavio. Le Conseil des Dix, ou plutôt, des Neuf, que la mort de Vindicati avait mis en fureur, avait pris connaissance des dernières péripéties avec une stupeur et une consternation grandissantes. S'ils regardaient toujours Pietro avec méfiance, ils comprenaient la décision du Doge; et le souvenir de l’amitié qu’Emilio portait à Viravolta les rassurait un peu. Pavi, lui aussi, appréciait Pietro et était enclin à le défendre. Surtout, les révélations concernant la probable implication de Vicario dans le complot les avaient plongés dans de nouvelles et non moins terribles dispositions d’esprit. Ils attendaient l’intéressé de pied ferme et préparaient un interrogatoire serré. Les informations du sénateur Campioni sur l’existence d’un traité secret et le nom de von Maarken avaient achevé de leur faire mesurer toute l’ampleur du danger. Comme de coutume en ce genre de circonstances, où régnait la plus grande confusion, les opinions des uns et des autres tournaient du jour au lendemain comme des girouettes, sans savoir vraiment où se fixer. Certains se prenaient même à murmurer que Pietro avait eu raison et que, peut-être, il était temps de songer à l’annulation des fêtes de la Sensa ; mais tout était déjà prêt pour l’Ascension et il était trop tard pour revenir sur les engagements pris. En tout cas, l’ombre d’une association entre Vicario et von Maarken commençait de créer le lien qui leur manquait, pour embrasser d’un coup d’oeil tout ce qui s’était produit depuis l’assassinat de Marcello Torretone ; et l’hypothèse d’une complicité du sénateur Ottavio était devenue suffisamment tangible pour que l’on se décide à agir par des voies plus officieuses qu’à l’accoutumée. Lorsque Giovanni l’avait quitté, il était acquis que Viravolta, sur les charbons ardents, se rendrait à Santa Croce dans le courant de l’après-midi. Comme l’avait dit Pietro, l’ennemi n’était plus invisible : la menace terroriste diffuse et parcellaire des Oiseaux de feu en devenait en quelque sorte moins angoissante, à défaut d’être moins réelle, dès lors qu’étaient identifiées les têtes de l’hydre, une hydre bicéphale – ou tricéphale, apparemment, mais dont on parvenait enfin à cerner les contours. De toute évidence, la cérémonie occulte de Mestre et les artifices ésotériques empruntés aux Forces du Mal de Raziel n’avaient servi qu’à faire passer pour une sorte de délire sectaire ce qui était une menace politique réelle et organisée, qui allait bien au-delà de l’activisme de telle ou telle faction infiltrée dans les rouages de l’Etat. Dans l’attente du résultat de l’intervention dogale à Canareggio, les Neuf et la Quarantia se bornaient à recevoir les rapports de leurs agents disséminés dans la ville. Ceux-ci se présentaient un à un, étrange défilé où voisinaient bossus, courtisanes en dentelles, vieilles femmes borgnes, faux mendiants et autres figures inattendues, que l’on voyait traverser une salle puis une autre sous les lambris, en un défilé des plus singuliers. Alors que le soleil se couchait sur la lagune, une information décisive parvint enfin au palais : les soldats étaient de retour de la villa de Canareggio. Ils l’avaient trouvée désertée.
Andreas Vicario avait disparu.
Envolé.
Quant à l’Orchidée Noire, ils n’avaient pas encore eu de nouvelles ; tout avait dû se jouer simultanément.
Devant la disparition de Vicario, Pavi pesta contre le sort et leur propre lenteur ; mais la chose était suffisamment claire et tous
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