Le piège de Dante
sourit et enfila sa veste vénitienne, de couleur claire, agrémentée de liserés et d’arabesques d’or. Puis un manteau noir, dont les larges pans tombaient autour de lui. Il vérifia ses manches et sa collerette, passa le ceinturon autour de sa taille; la boucle cliqueta. Il tira l’épée, la fit siffler dans l’air en se mettant en garde, examina son pommeau finement ouvragé, avant de la remettre au fourreau dans une exclamation joyeuse. Deux pistolets vinrent s’adjoindre à ses flancs, sur lesquels il rabattit le manteau. Il glissa encore dans sa botte un poignard à la lame effilée, puis lustra avec soin les boutons de ses manches. Landretto tourna autour de lui pour le parfumer à grands jets vaporeux. Enfin, il posa sur sa tête son chapeau à ample bord, sur lequel il passa les doigts en sifflant, avant de saisir sa canne à figure de lion.
Un lion ailé, comme l’emblème de Venise.
— Ah ! maître, vous oubliez quelque chose... dit Landretto.
Un sourire aux lèvres, il lui tendit une fleur noire. Pietro lui rendit son sourire et épingla la fleur à sa boutonnière, dont il arrangea les pétales avec soin. Il se regarda une dernière fois dans le miroir. Le champion des apparences et des identités multiples. Le virtuose de l’amour et de la séduction. L'un des plus fins bretteurs d’Italie.
Ainsi, l’Orchidée Noire est de retour !
Il sourit encore.
— Je suis prêt, dit-il.
CHANT III
Les limbes
La nuit tombait sur Venise. Pietro savourait chacun des instants qui le rendaient à sa ville et à sa liberté. Bien qu’il fût sommé de gagner aussitôt le théâtre San Luca pour un crime dont il avait déjà appris l’horreur, il se sentait d’humeur gaillarde. Il avait frémi de bonheur en posant le pied, pour la première fois depuis longtemps, sur cette gondole qui le menait en direction du quartier de San Luca. Une heure plus tôt, il avait retrouvé les costumes, tous plus divers et fantasques les uns que les autres, qu’il avait utilisés par le passé dans le cadre de ses différentes missions. Ce soir, il avait choisi d’ajouter une mouche à son visage poudré et, sous son chapeau sombre, un cache-oeil qui lui donnait vaguement un air de corsaire ou de flibustier. Il avait également revêtu un grand manteau noir par-dessus sa veste vénitienne.
Eh bien, allons-y. Et comme dirait Emilio... que la fête commence.
Dressé à la proue auprès du gondolier, tandis que Landretto s’était assis en poupe, Pietro guettait la fraîcheur de cette pénombre dans laquelle il plongeait, entre chien et loup ; et son âme exultait de retrouver la splendeur qu’il avait quittée près d’un an plus tôt. Venise, sa ville. Six sextiers qu’il n’avait cessé d’écumer : San Marco, Castello, Canareggio, en deçà du Grand Canal ; Dorsoduro, San Polo et Santa Croce au-delà. Ces sextiers regroupaient soixante-douze paroisses. Pietro les avait toutes arpentées en long et en large. Lorsqu’il était enfant, il sautait d’une gondole à l’autre, ou passait comme une flèche sur les ponts, et allait se perdre avec délices dans les ruelles tortueuses. Il jouait sur les places, du San Samuele au San Luca, auprès des puits publics et des églises, devant les magasins de vins, les boutiques des tailleurs, des apothicaires, des vendeurs de fruits et de légumes, des marchands de bois... Il descendait et remontait sans fin les Mercerie , qui reliaient San Marco au Rialto, s’attardant devant les bonbonnes du laitier, l’étal des bouchers, des fromagers, des bijoutiers. Il chapardait un peu, s’enfuyait en riant sous des bordées d’injures...
Il sourit, puis son sourire s’effaça lentement.
C'est que Venise, aujourd’hui, avait aussi un autre goût. Le ravissement de Pietro se teintait d’inquiétude, lorsque, toujours debout à l’avant de la gondole, il croisait des villas délabrées. Certaines étaient branlantes, prenaient l’eau de tous côtés. Des façades entières dormaient sur des étais de fortune. Des balcons, ces altane si propices aux déclarations et aux soupirs, semblaient près de s’effondrer. Venise n’avait cessé de souffrir d’un climat qui était bien plus rude qu’on ne voulait le croire. En été, les puits d’eau douce étaient fréquemment asséchés; en hiver, il arrivait que la lagune, crépitante sous le gel, se transformât en patinoire. Pietro se souvenait de ses instants rieurs où, s’échappant des jupons de Julia, il allait
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