Le piège de Dante
repassait des Plombs au service du gouvernement. Il savait d’ailleurs que les Dix recrutaient aussi bien parmi les filles de joie que les nobles désargentés, les artisans besogneux que les cittadini soucieux de se faire une réputation auprès des institutions de la Sérénissime. Lui, Viravolta, déclassé aux origines sociales inconfortables, fasciné par les apparences de ces gloires fortunées dont il savait sans mal endosser les rôles, ne pouvait que s’accommoder de cette nouvelle fonction. Il était habitué de ces passages inopinés de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre. Ces mues fréquentes faisaient le sel de sa vie. Il s’était tracé un chemin sinueux, et il fallait bien reconnaître qu’il n’avait pu toujours en contrôler les méandres. Sa volonté tenace l’avait poussé à s’élever au-dessus du commun ; un regard déçu sur sa propre naissance, une incapacité à assumer pleinement son désir d’être, le retenaient avec une force égale dans les filets d’une eau bourbeuse. Les élans impérieux de sa passion l’entraînaient à tout va ; il déployait autant d’intelligence pour échapper à cette fatalité et pour affronter les infinis paradoxes de sa propre nature. Quels talents, quels charmes, quels artifices avait-il dû mettre en oeuvre pour être digne du modèle qu’il s’était fixé – et comme ce modèle, obsédé par la nécessité de paraître, dissimulait mal ses faiblesses ! Pietro, lui aussi, était un comédien. Insaisissable, toujours avide de reconnaissance, il ne pouvait que se jeter au-devant des controverses, qu’il avait fini non seulement par admettre, mais par encourager. Comme s’il souhaitait, non sans ironie, mettre à l’épreuve les fondations sociales sur lesquelles les hommes et les femmes ordinaires édifiaient leurs principes – discuter de l’arrogance de leurs certitudes. Pietro n’était sûr de rien. Dans ce jeu sur le fil du rasoir, au bord du précipice, c’était le vertige que les autres éprouvaient à son égard qui, d’un même trait, nourrissait leur antipathie. Sa liberté avait un prix ; pour celle-ci, on lui en voulait furieusement. Ce que l’on appelait son manque de foi ou de morale, n’était bien souvent que le reflet d’une envie inavouée de lui ressembler. Il gênait le pouvoir en même temps qu’il le servait, était rebelle à toute forme d’autorité. Oui : Pietro était un homme libre.
C'était sans doute cela qui faisait peur.
Il savait bien qu’au fond, le parfum de scandale qui entourait sa personnalité était autant le fruit de ses actes que celui de la frustration secrète de ses détracteurs. Il était simple de vouloir l’imiter : encore fallait-il accepter cette angoisse si particulière que procurait l’irrévocable abandon de soi aux mouvements du coeur, un abandon que toute civilisation s’efforçait de contenir. Cette forme d’angoisse, Pietro n’avait jamais pu s’en défaire. Lorsqu’il laissait libre cours à son introspection, c’était pour rencontrer ce même vertige, qui l’excitait autant qu’il craignait de s’y perdre. Pourtant, Dieu, l’amour, les femmes, tout coexistait en lui, tout éveillait son âme – mais sitôt qu’il s’attachait vraiment à les comprendre, il redoutait d’en devenir le jouet. C'était son orgueil qui le sauvait, en même temps qu’il le condamnait. Et de cette impasse intime, il retirait souvent un sentiment de vacuité et d’absurde – celui que son siècle entretenait à loisir.
Et puis il y avait eu cette femme, Anna Santamaria, la Veuve Noire. La seule qui aurait eu le talent de le faire basculer, de le prendre à tout jamais dans ses filets. La Veuve Noire... C'était Emilio qui, le premier, l’avait surnommée ainsi. Pietro ne se souvenait plus très bien pourquoi. Parce que sa beauté même lui avait semblé dangereuse, sans doute. Une beauté qui se distillait en vous comme un venin, bien qu’elle semblât un ange égaré sur terre. Mais c’était aussi parce que veuve, d’une certaine manière, elle l’était – veuve de ces sentiments qu’on lui avait refusés. En deuil d’une vie à laquelle elle n’avait pas vraiment eu droit. Oui, pour elle, Pietro eût peut-être accepté de renoncer à sa liberté, de rentrer dans le rang. S'ils s’étaient rencontrés dans d’autres circonstances, si un mariage familial, de raison, n’avait poussé Anna dans les bras d’Octavio, cet homme qu’elle
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