Le piège de Dante
n’avait jamais désiré, Pietro aurait pu avoir d’elle des enfants. Il aurait su profiter d’autres appuis politiques pour se trouver une profession honorable. Tout cela n’aurait pas dû se passer ainsi. Sitôt qu’il l’avait vue apparaître dans la villa d’Octavio, alors même qu’on la lui présentait comme la future épouse de son protecteur, il avait lu son destin dans les yeux de cette femme. Il avait su qu’il l’aimerait. Elle avait su qu’elle ne lui résisterait pas. A cet instant précis, ils avaient scellé leur pacte. Il était dit qu’ils courraient, ensemble, à la catastrophe. Ce regard sombre qu’ils avaient échangé, cette respiration qui s’était accélérée... Une fausse veuve et une orchidée : voilà qui, pourtant, eût fait un beau couple.
Et maintenant...
Tout cela laissait à Pietro un goût amer. Un goût d’inachevé. Une envie de revanche. Anna... Où était-elle à présent ? Il espérait, il espérait vraiment qu’elle n’était pas trop malheureuse. Mais il ne pouvait prendre le risque de les mettre de nouveau en péril tous les deux... et il n’aimait pas s’attarder sur sa propre douleur. Il avait promis à Emilio de ne pas chercher à la revoir – une condition sine qua non de sa liberté. Et puis, c’était à cette histoire qu’il devait d’avoir fréquenté les geôles les mieux gardées d’Italie. Il n’avait aucune envie d’y retourner. Il tâchait de ne pas y penser, de ne pas se demander s’il l’aimait encore.
Enfin, pas trop.
Allons... Tâche d’oublier.
Pour garder la tête froide, Pietro s’efforçait de se rappeler ce qu’il était avant tout : un affranchi. Il tentait de balayer ses doutes, et choisissait de mordre la vie. Maintenant qu’il se retrouvait libre, il ferait ainsi qu’il l’avait toujours fait : transformer sa fuite en avant en un credo qui lui donnait une forme d’énergie souveraine, une énergie propice à son expansion et à son propre accomplissement. Libre et douloureux, joueur et philosophe, chasseur d’une gloire qu’il méprisait pourtant, brillant et inquiétant : au final, Pietro était tout cela. Mais, comme il l’avait dit au Doge, il avait son éthique : aventurier, capable d’amour et de passion, il savait aussi où était la vraie justice et, s’il vivait souvent au voisinage de zones d’ombre, il en connaissait d’autant mieux les pièges et les illusions. Au-delà de certaines frontières, le Bien et le Mal prenaient définitivement des voies contradictoires. Pietro, lui, tâchait de ne jamais franchir ces limites. Parfois en souvenir de ce qui restait de Dieu en lui. Parfois pour se protéger. La plupart du temps, parce que c’était là sa responsabilité d’homme, à défaut d’être toujours celle de « l’honnête homme » . Il avait été rattrapé par son naturel au premier pas qu’il avait fait hors de sa prison, en ne songeant qu’à une chose : commencer par assouvir ses pulsions enthousiastes et trop longtemps réprimées. Mais il n’était pas question de manquer à la parole qu’il avait donnée à Emilio, en tout cas pour le moment.
Alors, quelles qu’elles soient, les agapes seraient pour plus tard.
Ah !
Nous sommes arrivés.
Lorsque la gondole s’arrêta aux abords de San Luca, Pietro rangea le rapport des Dix et descendit sur le quai en compagnie de Landretto, avant de marcher d’un pas alerte par les ruelles glissantes, en direction du campo où se trouvait le théâtre. Le San Luca datait de 1622 ; comme les autres, le San Moisé, le San Cassiano ou le Sant’Angelo, il avait pris le nom de la paroisse où il était sis. Depuis qu’ils avaient en partie déserté le commerce, les nobles s’étaient piqués de développer les activités théâtrales de la ville. Padoue avait ouvert la voie en réunissant les premières compagnies d’acteurs liés par contrat et se partageant les bénéfices. Un théâtre professionnel était né, dirigé par un capomico qui encadrait les « emplois » fixes des comédiens, incarnant Arlequin, Pantalon ou Brighella... L'opéra, qui prenait son essor à Florence ou Mantoue, suivait ici la même évolution. Le San Luca, lui, était tenu par les frères Vendramin. Ceux-ci étaient parmi les rares commanditaires à traiter directement leurs contrats avec les auteurs et les acteurs ; la plupart du temps, le propriétaire déléguait la gestion de la salle à un impresario , qui était lui-même artiste, citadin ou petit
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