Le piège de Dante
regis prodeunt inferni.
Les enseignes du roi de l’Enfer s’avancent.
La mine grave, Francesco Loredan marchait précipitamment dans les couloirs du palais ducal.
Il faut à tout prix mettre la main sur cet homme.
Francesco était l’un de ces patriciens habitués à toutes les magistratures. Arrivé au pouvoir en 1752, il était Doge depuis plus de quatre ans. Dès l’âge de vingt-cinq ans, les jeunes aristocrates vénitiens se préparaient au service de l’Etat. Les portes du Grand Conseil s’ouvraient de droit devant eux. Francesco avait été l’un de ceux-là. Ainsi qu’il était d’usage à Venise, il avait appris les vicissitudes des fonctions gouvernementales au contact des anciens; une pratique d’autant plus nécessaire que la Constitution de la République était essentiellement orale. En général, les ambassadeurs emmenaient leurs fils avec eux pour les initier aux secrets de la diplomatie ; certains jeunes nobles, les Barbarini , tirés au sort à l’occasion de la Sainte-Barbe, étaient autorisés à assister aux délibérations du Grand Conseil avant l’âge officiel. Tous les responsables de l’Etat favorisaient ainsi, pour leur progéniture, un apprentissage qui se fondait avant tout sur l’expérience pratique du fonctionnement des institutions. Pour les dynasties nobiliaires, les carrières étaient tracées d’avance : Grand Conseil, Sénat, Seigneurie ou office de Terre Ferme, ambassades, Conseil des Dix, jusqu’à la charge de procurateur, voire de Doge, primat de la cité vénitienne. Cette culture politique constituait l’un des fondements de la puissance de la lagune, qui s’était largement édifiée grâce au talent de ses représentants et à la performance de ses réseaux; et cela, même si les calculs des dignitaires de Venise se retournaient parfois contre la brillante République, familière de tous les grands écarts diplomatiques. L'alliance des Doges avec Florence contre Milan, scellée trois siècles plus tôt par la paix de Lodi, avait permis à la Sérénissime de concourir à la liberté de l’Italie tout en préservant son indépendance. Dans la foulée de celle de Constantinople, prestigieuse entre toutes, les grandes ambassades vénitiennes s’étaient multipliées, à Paris, Londres, Madrid ou Vienne. Le partage de la Méditerranée avec les Turcs et les flottes catholiques, signe de l’érosion de sa prééminence au Levant, avait également permis à Venise d’assurer sa pérennité. La République n’avait pas inventé la politique, mais, en maîtresse des mers, médiatrice des cultures et virtuose de l’apparence, elle lui avait donné quelques nouveaux titres de noblesse que n’auraient pas désavoués ces autres emblèmes italiens qu’étaient le Machiavel du Prince et les Médicis florentins.
Francesco avait ce pragmatisme, ce talent de la chose publique et cette habileté aux affaires, aussi bien commerciales, juridiques, diplomatiques que financières, qui faisaient de lui le digne héritier de l’âme aristocratique vénitienne. Et tandis qu’il marchait en direction de la Salle du Collège, sa lettre en main, il se disait, une fois de plus, qu’être Doge de Venise n’était pas une fonction de tout repos. De temps à autre, un garde du palais s’effaçait devant lui, remontant sa hallebarde avant de retrouver sa mine raide et compassée. Les Dix ont raison , se disait Loredan. Il faut agir vite. Depuis le XII e siècle, les attributs du Doge n’avaient cessé d’être renforcés : l’investiture par l’étendard de Saint-Marc, les laudes issues des usages carolingiens, le dais et la pourpre de Byzance, la couronne que supportait le bonnet ducal en étaient autant de témoignages. Pourtant, les Vénitiens avaient toujours pris garde à ce que le primat de leur cité ne puisse confisquer le pouvoir. Son autorité, d’abord limitée par la personne morale de la commune de Venise, avait vite été encadrée par la Seigneurie, rassemblement des élites dirigeantes de la ville. Aujourd’hui encore, les grandes familles, à l’origine de l’expansion de la péninsule, s’assuraient de conserver la prééminence dans les prises de décisions importantes; et si Venise évitait toute forme d’absolutisme monarchique, l’Etat marquait avec vigueur la frontière entre le prétendu pouvoir du peuple, qui n’avait duré que le temps d’un songe, et la prépondérance de ces dynasties auxquelles la cité devait sa
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