Le piège de Dante
dans le jour montant. Francesco se massa les paupières en prenant une longue inspiration. Il suivit des yeux le ballet des navires qui se croisaient sur les flots, guettant les touches d’écume qui parsemaient leur sillage. Il soupira encore et, une dernière fois, relut la conclusion de la lettre du Conseil des Dix.
« Une ombre passe sur la République, une ombre dangereuse dont ce meurtre, Votre Altesse Sérénissime, n’est que l’une des multiples manifestations. Venise est aux abois, les criminels les plus odieux s’y glissent comme des loups dans une forêt obscure. Le vent de la décadence plane sur elle : il n’est plus temps de l’ignorer. »
Le Doge annonça bientôt à l’un des gardes du palais qu’il était prêt à recevoir Emilio Vindicati.
— Si, Votre Sérénité.
Tandis qu’il l’attendait, il se perdit de nouveau dans les reflets scintillants de la lagune.
Venise...
Une fois de plus, il va falloir te sauver.
Il avait fallu déjà bien des combats pour que, du limon et des flots, les Doges parvinssent à préserver la « Vénus des eaux ». Francesco pensait souvent à ce miracle. Car la survie de cette ville tenait du miracle. Autrefois à la frontière de deux empires, byzantin et carolingien, Venise avait lentement conquis son autonomie. Saint Marc était devenu patron de la lagune en 828, lorsque deux marchands avaient rapporté en triomphe au Rialto les reliques de l’évangéliste, dérobées à Alexandrie. Mais ce furent la première croisade et la prise de Jérusalem qui, pour la péninsule, signifièrent le début de l’Age d’or. Au croisement des mondes occidental, byzantin, slave, islamique, et de l’Extrême-Orient, Venise devint incontournable : bois, fer de Brescia, de Carinthie et de Styrie, cuivre et argent de Bohême et de Slovaquie, or silésien et hongrois, draps, laine, toiles de chanvre, soie, coton et colorants, fourrures, épices, vins, blé et sucre transitaient par elle. Parallèlement, Venise développait ses propres spécialités, comme la construction navale, les productions de luxe, le cristal et la verrerie, le sel. Elle ouvrait les routes de la mer à de grands convois de galères : à l’est, vers Constantinople et la mer Noire, Chypre, Trébizonde ou Alexandrie ; à l’ouest, vers Majorque et Barcelone, puis Lisbonne, Southampton, Bruges et Londres. L'Etat armait les galères, régulait les flux, encourageait les ententes. Marco Polo et le Livre des merveilles du monde faisaient rêver les citoyens de Venise à de lointains horizons; Odoric de Pordenone parcourait la Tartarie, l’Inde, la Chine et l’Insulinde, pour en rapporter sa célèbre Descriptio terrarum . Niccolo et Antonio Zeno poussaient l’avantage vénitien jusque vers les terres inconnues du Nord, au large de Terre-Neuve, du Groenland et de l’Islande, tandis que Ca’ Da Mosto s’embarquait à la découverte du Rio Grande et des îles du Cap-Vert.
J’aurais beaucoup donné pour assister à tout cela.
Venise, cette « ville de rien » perdue sur la lagune, devenait un empire! Bases et comptoirs se multipliaient, en Crète, à Corinthe, Smyrne ou Thessalonique, toujours plus loin sur les mers, créant ainsi de véritables colonies d’exploitation – au point que l’on songea un temps à édifier une nouvelle Venise, une Venise d’Orient... D’un bout à l’autre de ces nouveaux territoires, on devenait sujet de la cité vénitienne. Mais les populations dominées, souvent miséreuses, offraient également un terreau de choix pour la propagande des Turcs, auxquels finirent par s’abandonner les pays les plus mal en point. Contrôler de si vastes étendues et s’acharner à en développer l’exploitation obligeait à de telles liaisons administratives et commerciales que l’équilibre impérial ne pouvait manquer de se fragiliser. Et depuis...
Venise avait su conserver sa position éminente jusqu’au XVI e siècle. Les temps de la splendeur première avaient ensuite commencé à s’effacer. Les difficultés vénitiennes après la bataille de Lépante, l’hégémonie espagnole en Italie et la collaboration active entre l’Espagne et la papauté en furent autant de symptômes. Lors de la paix de Passarowitz en 1718, Venise perdit de nouveau des territoires au profit des Turcs. La Cité des Doges se cantonna alors dans une neutralité bienveillante, tout en engouffrant des sommes insensées dans la modernisation de l’Arsenal. L'épanouissement des arts put
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