Le piège de Dante
noble. Cette profession n’avait pas toujours bonne presse : nombre de comédiens se plaignaient de leur inculture éhontée ou de leur affairisme maladroit et besogneux. Les Vendramin avaient évité cet écueil : on n’était jamais mieux servi que par soi-même. Certes, le San Luca n’était pas aussi prestigieux que le San Giovanni Crisostomo, parangon de l’opéra sérieux, des tragédies et tragicomédies; il programmait essentiellement des comédies. Mais il était devenu l’un des théâtres les plus florissants de Venise.
Pietro se trouva bientôt devant la façade du bâtiment, une façade de pierre blanche ornée de colonnes évoquant le style antique, qui abritait d’immenses doubles portes de bois sombre. Un homme l’attendait, qui tenait une lanterne. Pietro lui présenta son sauf-conduit portant le sceau et la signature du Doge. Il commanda à Landretto de l’attendre au-dehors.
On lui ouvrit les portes et Viravolta entra.
La salle du San Luca était fidèle à sa réputation. Un vaste parterre, certes un peu poussiéreux pour accueillir le peuple, mais que des alignements de sièges rouge et or, en arc de cercle, venaient rehausser d’une certaine distinction; une arène richement décorée, cernée de quatre rangées de loges pour quelque cent soixante-dix cabinets, aux frontons et balcons égayés de fresques et de peintures baroques. Des cordes brillantes tombaient devant les tentures. Le plafond regorgeait de médaillons, qui composaient une rosace sereine, et dont le coeur figurait des volutes nuageuses traversées de rayons de soleil. Çà et là, des allégories de Venise, Vénus callipyge ou Diane couronnée d’étoiles, se dressaient au milieu de la profusion des Vertus. Au fond, la scène illuminée, les planches patinées, et ces immenses rideaux cramoisis.
Pietro ôta son chapeau à large bord et s’avança.
Trois personnes se trouvaient à l’intérieur du San Luca. Elles parlaient à voix basse, mais semblaient dans tous leurs états. L'une d’elles devait être Francesco Vendramin, l’un des frères propriétaires du lieu; le visage de la seconde était familier à Pietro, sans pour autant qu’il pût se souvenir de qui il s’agissait exactement ; quant à la troisième, elle lui était inconnue. Viravolta avança au milieu du parterre jusqu’à les rejoindre. A son approche, les trois hommes se turent et se tournèrent vers lui. Il les salua et leur montra le sauf-conduit.
— Je suis ici en mission spéciale pour le Conseil des Dix, dit-il en guise d’introduction.
Francesco Vendramin eut un moment de surprise, qui laissa vite la place à de la méfiance. Peut-être craignait-il d’avoir affaire à l’un des inquisiteurs délégués par le Conseil. Pietro le rassura sur ce point. Bientôt, la seconde personne s’avança.
— Emilio Vindicati nous avait prévenus qu’il enverrait au plus tôt l’un de ses tristes émissaires. Monsieur, vous êtes... ?
— Mon identité importe peu, coupa Pietro ; j’agis ici sous le sceau du secret et avec toutes les autorisations nécessaires. En revanche, si je puis me permettre, la vôtre serait utile au début de mon enquête.
L'homme fit un pas en avant, l’air pincé. Né au début du siècle au coin de la rue Ca’ Cent’Anni, dans la paroisse de San Thomas, entre le pont de Nomboli et celui de Donna Onesta, il s’était marié à Gênes, avant d’écrire et de présenter ses premières pièces de théâtre à Milan. La recherche d’un statut conforme à son éducation lui avait d’abord fait épouser la fonction de médecin à Udine, puis d’avocat à Pise ; alors qu’il se présentait devant Pietro, il avait gardé de cette dernière profession le ton légèrement doctoral, quoique vif, et le digne port de tête. Mais nulle affectation, nul orgueil dans sa mise; au contraire, en dépit des circonstances, il semblait avoir peine à dissimuler un naturel que l’on devinait enjoué, voire passionné. Il devait approcher la cinquantaine, un visage ni laid, ni beau, mais aux traits réguliers, une veste liserée de perles noires, un pantalon bouffant par-dessus des chausses impeccables. Dans sa jeunesse, il avait sillonné toute la Vénétie. A Parme, il s’était longtemps reclus; à Rome, Naples, Bologne, il avait tenté avec un succès inégal de se faire une réputation. Finalement, il s’était résolu à jeter aux orties sa robe d’avocat pour devenir poète à gages et se consacrer pleinement à
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