Le prince des ténèbres

sourit : d’un côté, le bonheur, et de l’autre – dans cette pièce obscure – l’angoisse. Édouard Ier d’Angleterre lui avait octroyé ce manoir de Leighton, situé aux confins de l’Essex, non seulement pour services rendus à la Couronne, mais aussi pour avoir mis sur pied des réseaux d’espionnage en Angleterre, Ecosse, France et Flandre. Corbett avait accepté cette responsabilité avec plaisir, mais les renseignements qu’il avait rassemblés laissaient entrevoir d’autres problèmes. Il avait l’impression qu’ayant semé le vent il allait récolter la tempête.
    Il enflamma les torches fixées dans leurs supports de fer et s’approcha de son bureau de chêne finement sculpté. Les tiroirs et les compartiments cachés renfermaient des informations confidentielles qui étaient à l’origine de ses inquiétudes et de ses soucis. Il alluma les deux candélabres sur son bureau, prit des clefs dissimulées sous une dalle, près du meuble, s’assit et ouvrit le compartiment secret.
    Il prit la lettre du roi, celle qu’il avait reçue la veille alors qu’il soupait avec Maeve dans la grand-salle sombre du rez-de-chaussée. La missive avait été rédigée en code et Corbett s’était empressé de la déchiffrer. Le clerc choisit une plume dans son écritoire, lissa du parchemin et commença à esquisser sa réponse, élaborant un résumé pour éclaircir ses propres idées plus qu’un véritable compte rendu à l’adresse de son souverain.
    — Le roi Édouard est âgé et occupé à combattre les rebelles écossais tout en essayant de défendre ses territoires en France. L’Échiquier et le Trésor ont fait banqueroute. La seule issue est le traité de paix imposé par le pape qui stipule les fiançailles du prince héritier avec la fille, encore enfant, du roi de France, Philippe IV.
    — Le prince héritier est un être veule, un hédoniste et peut-être un sodomite. Il se laisse dominer par Gaveston, le Jeteur de Sorts, et déteste son père. Le fossé entre père et fils est constant. Le roi voudrait bannir Gaveston, mais cela pourrait provoquer une guerre civile qui ne ferait qu’aider les Écossais et entraînerait certainement l’intervention française.
    — Philippe IV a exigé l’exil d’Aliénor Belmont et le prince Édouard n’a été que trop heureux d’accéder à cette requête. Lady Aliénor a été pratiquement placée en résidence surveillée au prieuré de Godstowe, propriété que le prince peut tenir à l’oeil de son palais proche de Woodstock.
    — Les rumeurs selon lesquelles Lady Aliénor aurait souffert d’une maladie de poitrine seraient-elles fondées ? Le prince lui a-t-il fait parvenir des remèdes ? Si oui, était-ce vraiment des remèdes ou des poisons ?
    — Dimanche dernier, Lady Aliénor ne s’est pas jointe aux religieuses pour assister à complies ou pour souper au réfectoire. Elle les a même priées de la laisser seule. Personne, à part deux soeurs âgées, Dame Elisabeth et Dame Martha, n’est resté, pendant l’office, dans le bâtiment principal qui abritait les appartements de Lady Aliénor. Après complies, toutes les religieuses se sont rendues au réfectoire, comme à l’accoutumée. Une fois le repas fini, la supérieure et les deux sous-prieures, Dame Frances et Dame Catherine, ont, comme d’habitude, fait le tour du bâtiment et sont entrées par la porte ouverte. Elles ont trouvé Lady Aliénor, vêtue de sa cape, le capuchon rabattu, gisant au bas des marches. Elles affirment qu’elle s’est rompu le cou en tombant, mais le capuchon sur sa tête n’a pas glissé.
    — Lady Aliénor a-t-elle vraiment fait une chute accidentelle ? Si oui, pourquoi n’y avait-il aucun désordre dans ses vêtements ? Et pourquoi les religieuses âgées n’ont-elles pas entendu ses cris et le bruit de sa chute ? Et si elle est tombée, où se rendait-elle ou d’où venait-elle ? Est-ce un suicide ? On dit qu’elle avait sombré dans la mélancolie et qu’elle était victime d’humeurs malignes.
    Corbett se caressa la joue de sa plume, écoutant distraitement le vent gémir dans les arbres comme une âme en peine. Le feuillage bruissait et une branche heurtait constamment la fenêtre. Il trempa sa plume dans l’encre bleu-vert. Lady Aliénor aurait-elle été assassinée ? Par qui ? Par le prince Edouard ? Il se trouvait à son palais de Woodstock. Par Lord Gaveston, qui y était aussi ? Ou par les deux ensemble ? Ou