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Le rêve de Marigny

Le rêve de Marigny

Titel: Le rêve de Marigny Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Monique Demagny
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ce cocon, si bien caché aux regards, si heureusement préservé du clabaudage perpétuel des galeries et des antichambres, qu’on pouvait oublier qu’on était à Versailles. Abel se prit à rêver. Versailles ? Ah, non ! Ce lieu-là n’y ressemblait pas. N’était-on pas revenu en arrière ? Il y avait une vie avant Versailles. Il sursauta. Jeanne ne rêvait pas. Elle se battait pour elle et pour lui. Elle ne serait pas montée si haut en laissant son frérot en chemin. Il n’était plus temps de rêver, il fallait faire face.
    Elle attaqua, incisive.
    — Vous vous êtes accoutumé depuis quatre années à bénéficier de la survivance de la charge de monsieur de Tournehem…
    La réflexion sentait son reproche. Abel fronça le sourcil. Il interrompit sa sœur.
    — Aurai-je dû la refuser ?
    — Ne soyez pas stupide ! Je veux simplement vous rappeler que ce n’est pas rien d’être promis au titre de Directeur des Bâtiments du Roi.
    À vrai dire, Abel ne ressassait pas tous les jours le destin fabuleux qui l’attendait. Les choses s’étaient faites, et si on lui avait demandé comment, il dirait probablement qu’elles s’étaient produites tout naturellement. Comme s’il était naturel de devenir un jour Directeur des Bâtiments du Roi quand on était né Poisson, sans titre et sans terre. Jeanne ne cessait de le lui répéter : la chance insigne qui lui était échue il allait falloir la mériter, la préserver, la défendre. Soit. On avait peut-être le temps d’y penser ? L’oncleTournehem était un solide gaillard et Abel l’aimait assez pour lui souhaiter longue vie. N’était-ce bien trop tôt de lui accorder la survivance de sa charge dès l’année 1745, alors que lui-même n’était encore âgé que de dix-huit ans ?

    Abel rêvait, c’était ce qu’il faisait le plus volontiers à mi-chemin qu’il était encore d’une adolescence protégée et de la vie qu’il allait falloir attaquer d’un pas ferme. 1745. Quelle année ! Elle avait commencé à grand fracas, avec une nouvelle stupéfiante, admirable, prodigieuse, et cela dès le premier moment. Le 10 janvier de l’année 1745 le roi avait signé au profit d’Abel François Poisson la commission de survivance de la charge de Directeur Général des Bâtiments du Roi, dignité tenue alors par Charles Lenormant de Tournehem, « l’oncle » d’Abel et de Jeanne, et il avait agrémenté cet insigne honneur d’un brevet de pension de huit mille livres, ce qui n’était pas négligeable. Abel François Poisson voyait donc son avenir assuré, et pour un roturier, fût-il protégé par un financier d’envergure comme Charles Lenormant de Tournehem, l’affaire n’était pas gagnée d’avance. Le plus étonnant fut peut-être la simplicité toute naïve avec laquelle le jeune homme reçut cette éminente distinction. Il se réjouit du sort heureux qui venait de lui échoir et ne s’en étonna que modérément. Versailles et Paris n’eurent pas cette sagesse.

    Sitôt la nouvelle confirmée, et même avant, on murmura. Les courtisans s’ébrouaient comme poulains aupré, mais c’était en protestations et quolibets. Belle occasion de brocarder et d’égratigner la toute nouvelle favorite ! Monsieur de Marville, le lieutenant général de police, commentait la nouvelle avec dédain. « On croit fort que des fortunes poussées si rapidement ne seront pas de longue durée », écrivait-il. La cour tout entière adhérait à cette prophétie et s’en réjouissait, il ne suffisait que d’attendre.
    Pour l’heure il fallait bien s’accommoder de la présence importune du jeune Poisson un peu partout sur le devant de la scène. Chez madame Geoffrin ? Ce n’était pas gênant. On s’y réunissait pour refaire le monde et l’affaire n’était pas là d’être conclue ! Au théâtre ? Il fallait bien que jeunesse se passe. À Versailles ? Là c’était trop. À leur grand déplaisir les plus anciens habitués du sérail se voyaient obligés de côtoyer Abel Poisson de Vandières. Ils en frémissaient, la faveur du roi était tombée là où personne ne l’attendait.

    Au fil de l’année on clabaudait, on daubait, on cancanait dans le marécage versaillais.
    — Quelle ascension !
    — Et pour un si jeune homme !
    — Qui n’est pas né…
    — Il semble bien que la fille Poisson ait le projet d’amener avec elle sa famille entière dans le lit du roi.
    — On dit qu’aux soupers des petits

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