Le rêve de Marigny
lui au rôle de sœur, de mère et de père. Il était vrai que madame Poisson, encore qu’elle fût avisée, n’avait peut-être pas la tête aussi solide que Jeanne et que François Poisson, qui n’était que bonhomie, était bien le dernier qui eût pu les guider dans le marécage versaillais.
— Je vous l’ai déjà dit, il vous faut des compagnons qui aient les plus grandes compétences dans les domaines dont vous aurez la charge. Colbert, qui destinait son fils au rôle qui sera le vôtre, avait choisi de le faire accompagner en Italie d’un homme de lettres, d’un peintre et d’un architecte.
La voilà qui était revenue à Colbert. Ne pouvait-on pas faire les choses simplement et vivre avec son époque ? Jeanne poursuivit son idée.
— Indubitablement il faut un homme de lettres à vos côtés. Il sera le secrétaire de votre expédition, il consignera fidèlement tous les instants importants de votre périple.
L’intérêt de la conversation était cette fois tout à fait évident pour Abel, il redevint attentif. Il allait vivre longtemps dans l’intimité de ses compagnons de voyage et s’ils l’insupportaient le temps lui durerait.
— J’ai pensé à l’abbé Le Blanc. Son concours vous sera précieux. C’est un homme de talent et on le dit de bonne compagnie.
— Je n’en doute pas, mais j’ai besoin de m’appuyer sur des compagnons qui aient des compétences dans les domaines de l’art. On connaît surtout l’abbé Le Blanc comme un homme de lettres…
— … dont on dit qu’il a plus de connaissances dans les arts que n’en ont communément les gens de lettres. Je vous accorde qu’il doit sa notoriété à la publication de ses Lettres sur l’Angleterre , mais si son propos est d’y démontrer la supériorité de la civilisation française, il y a glissé quelques attaques tout à fait pertinentes contre les excès de l’art rocaille en France. Quant à sa Lettre sur le salon de 1747 elle a indéniablement démontré sa parfaite connaissance de la peinture, de la sculpture, et de l’architecture.
Abel n’insista pas. Il n’avait rien contre l’abbé Le Blanc qu’il connaissait à peine, mais il aurait aimé réfléchir un peu par lui-même au choix de ses compagnons de voyage.
— Je l’ai sollicité…
La décision était donc prise ! Comme elle le faisait depuis l’enfance, Jeanne avait tranché pour lui. Elle développa.
— Il hésite, il attend…
— Il attend quoi ?
— De siéger à l’Académie française.
— L’Italie est tentante mais il faut convenir que l’immortalité a des attraits… A-t-il une chance ?
— Aucune. J’ai promis mon appui, j’essaierai par conscience. De toutes façons, il viendra.
Abel ne commenta pas. Jeanne avait décidé, l’abbé Le Blanc n’avait plus qu’à s’exécuter. L’affaire étant pour elle conclue, Jeanne passa à autre chose.
— La présence d’un architecte vous est indispensable. On parle beaucoup de Jacques-Germain Soufflot, un architecte lyonnais. Il est jeune, il a été pensionnaire du roi à Rome.
— Un architecte provincial ?
— Pourquoi pas ? Il connaît déjà l’Italie, et particulièrement Rome. Il vient de construire à Lyon la Loge des Changes et travaille en ce moment à la réalisation du nouvel Hôtel-Dieu. On en dit beaucoup de bien, on dit surtout que son œuvre, encore à ses débuts, est novatrice.
— Un architecte parisien ne serait-il pas plus prestigieux ?
— Les architectes parisiens sont généralement membres de l’Académie et travaillent pour les Bâtiments. Aucun d’entre eux ne pourra s’absenter deux années ou plus.
Jeanne réfléchit un moment. Peut-être n’était-elle pas absolument résolue dans son choix.
— Monsieur de Villeroy, le gouverneur de Lyon, et monsieur de Tencin, l’archevêque, m’ont recommandé Jacques-Germain Soufflot.
Abel ne réagit pas. Jeanne enchaîna.
— Ce Soufflot a une autre qualité à mes yeux, il n’est en aucune façon lié à Gabriel.
L’argument porta. Abel avait suffisamment entendu Tournehem s’impatienter de l’outrageuse indépendance dont jouissait Gabriel, le Premier Architecte du Roi. Il savait déjà que lorsqu’il prendrait ses fonctions il faudrait composer avec lui et qu’il aurait tout lieu de s’en méfier. L’affaire était entendue, Jacques-Germain Soufflot serait du voyage. Ne fallait-il pas de bonne foi admettre que Jeanne avait souvent
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