Le rire de la baleine
afin de ne pas nous perdre de vue. Une manière de nous sentir moins seuls, de nous rassurer, de nous épauler les uns les autres. Nous y rédigeons des pétitions, nous y lançons des souscriptions pour collecter de l’argent, nous y cherchons des idées, nous y recevons les envoyés spéciaux des médias internationaux, nous y puisons solidarité et courage. C’est le repaire des passionnés de la Tunisie militante.
Dans ce café placé sous haute surveillance, il y a sans doute autant de flics que de clients. Le propriétaire, Si Jilani, nous en veut de lui attirer cette clientèle qui consomme gratis. Lorsque ont lieu des élections, des procès politiques, un congrès, le D’El Capo est littéralement colonisé par la police politique. Nous en sommes chassés et nous errons à la recherche d’un abri de rechange.
J’ai réussi à vendre ce café ordinaire à toute la presse internationale, comme s’il s’agissait du Flore de Saint-Germain-des-Prés ou du café de Nagib Mahfouz, le Khan El Khalil, au Caire. Ils viennent de tous les pays pour le voir, d’Italie, de Suisse, d’Allemagne, de France, d’Angleterre, des États-Unis, d’Algérie, du Maroc…
Le café D’El Capo témoigne à lui seul que la Tunisie est sortie de sa léthargie, a écrit à son propos Roula Khalef du
Financial Times
. « Explique-moi comment tout est parti de là, la grève des étudiants, la contestation des syndicalistes, la création d’associations illégales ? » m’interrogera plus tard Daniel Mermet, pour France Inter, le micro à la main. En vérité, ce café est une vue de l’esprit. Ma supercherie. C’est ma fausse monnaie et je la refile à l’envi, mais j’ai des excuses. Je n’ai pas de Groupes islamiques armés, de Tchétchénie, de Rwanda, ni de Kosovo. Je n’ai pas la famine du Soudan, ni l’ébola du Zaïre. Je n’ai pas d’Israël à mes frontières. Je n’ai même pas de José Bové, ni de Kadhafi. Je n’ai que Ben Ali, le D’El Capo et mon village natal, Jerissa, comme attractions pour qu’on parle de mon pays.
Cela fait déjà une heure que je suis devant ce jus infect dans lequel je n’ai même pas trempé mes lèvres. Salah Hamzaoui, l’éternel président des comités de soutien aux prisonniers d’opinion, feint de faire des mots croisés pour me faire chier, pendant qu’un intellectuel irakien, que je n’entends pas, n’arrête pas de pérorer sur la Nation arabe et la menace du triangle israélo-turco-persan, sur la guerre de l’eau qui va éclater incessamment, si mes souvenirs sont bons, entre l’Égypte et l’Éthiopie. Il parle de barrages, de quotas d’eau… Il m’ensevelit sous une avalanche de précisions, de détails. Je ne suis pas là. J’ai laissé mon attention sur l’oreiller. Je ne sais pas à quel moment, alors qu’il débite ces propos savants, presque matheux, je remarque qu’il n’y a pas de policier dans le café. Cela me fait le même effet que si je venais de voir un tombeau sans cadavre.
Quelque chose bondit en moi. J’appelle le garçon, Bahri, que l’on surnomme avec affection Paris. « Il y a des Schwepps, aujourd’hui ? » – c’est ainsi que nous désignons les flics entre nous. « Malheureusement, me répond-il, aujourd’hui on n’a que du Coca, du Fanta, mais pour les Schwepps il faudra attendre demain, je vais passer une commande, ou s’il y en a, ils sont tellement enfouis que je ne les vois pas. Désolé. »
Je sors sans payer. Je regarde derrière moi : il n’y a pas mes moto-cross, mes voitures tout-terrain, mes policiers de toujours avec lesquels j’ai fini par tisser des liens de famille. Lorsqu’il fait chaud, je leur apporte de l’eau fraîche. Lors des fêtes religieuses, je leur offre des confiseries. Quand ma voiture refuse de démarrer, c’est eux qui la poussent. Ils gavent de bonbons mon fils Ali qui leur donne du « mon oncle ». Lorsque quelqu’un se perd dans le quartier, c’est encore eux qui lui indiquent ma porte.
Ils me collent comme des tiques. Même à la plage, au théâtre, au cinéma, ils me suivent. Chaque fois que je leur fausse compagnie, ils viennent me le reprocher. « Tu n’es pas réglo. Tu n’arrêtes pas de nous causer des ennuis. On s’est fait engueuler par nos chefs. » Quand j’abuse, ils deviennent hargneux, se vengent sur les pneus de ma voiture, filent mes amis, draguent ma femme, bloquent la sortie du garage. Ils font partie de mon paysage humain. Ils sont
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