Le rire de la baleine
ces éternels amoureux de dessins animés hollywoodiens ; les poètes tourmentés aux joues creusées de faim et de plaies, les guerriers ensanglantés ? Même Dostoïevski, ce génie qui est descendu dans les souterrains de l’âme d’Ivan Karamazov, s’est défilé devant Nastasia et Natacha. Les femmes n’aiment pas les prophètes armés. Azza est maintenant comme ces mères dont l’amour va à l’enfant le plus handicapé. Elle me masse la nuque, les tempes, elle me prête ses larmes, en me berçant, « mon bébé qui crie lorsqu’il fait un caca sur lui ». Et tout son corps devient un immense clitoris.
« Azza, les policiers ne sont pas là. » Elle me regarde médusée et elle attend la suite. Moi je n’avais que ça à dire : « Ils ne sont pas là. » Elle a compris que je craignais le pire. Elle reste pourtant inébranlable au cataclysme de la vie, comme ces Arabes qui même après cent ans de solitude et de pluie demeurent assis sur le perron de leur maison.
« C’est du cinéma, lâche-t-elle. Ils cherchent à te faire croire qu’ils mijotent un sale coup. Ils veulent te faire pisser de frayeur. C’est du bluff… Ces gens prennent plaisir à faire peur au loup plutôt qu’à le tuer. Tu les connais. Si tu ne te ressaisis pas, et vite, ils réussiront à faire de toi une loque. »
Je délire ou ma femme se prend pour Calamity Jane ? Je suis toujours dérouté par l’inaptitude des femmes tunisiennes à craindre le danger. Certains parleront de courage, de témérité, moi je dirais qu’il leur manque une case. Elles sont comme ces enfants qui jouent avec un serpent. Il fallait voir, un jour de décembre 1999, Sihem Bensedrine, ce petit bout de femme délicieux, bête noire du régime, se battre contre une armoire à glace, un indic, qui avait menacé de la balafrer. Telle une furie déchaînée, insultant ses ancêtres, ses descendants et tous ceux qui portent son nom, elle l’a battu avec pour toute arme une bombe à dégraisser les fours. À tel point que d’agresseur il est devenu l’agressé, réduit à aller se plaindre à la police.
C’est monstrueux. Je crois que nos femmes ont des couilles en bronze devant lesquelles les miennes se rétrécissent. Pour l’instant, je suis en train de dire à ma femme « je ne sais pas nager » et, si j’ai bien compris, elle me répond « ce n’est pas une raison pour qu’on se noie tous les deux ».
Au-delà de la peur, je suis entré en moi-même. J’ai fait appel à mes ancêtres, ces preux cavaliers bédouins qui, en 1864, ont marché sur Tunis et menacé le pouvoir beylical. J’entends leur chevauchée fantastique, leur baroud. Je me remémore la fable de ces sept guerriers partis dans la nuit chasser la gazelle, ils rencontrent des hyènes. Un seul d’entre eux revint vivant, dans sa besace six foies. On ne saura jamais si ces foies étaient ceux de ses compagnons ou ceux des fauves tueurs d’hommes. Soupirs, lamentations, je m’enfuis dans une jungle peuplée de vent qui poursuit le vent, d’arbres qui marchent la nuit, d’hommes qui pétrifient l’éclair.
Je vais à la mort.
Pour aller jusqu’à toi, j’ai épuisé, dans le désert, mes chevaux, mon viatique et mon eau.
Tu peux me mettre à l’épreuve. J’ai une âme de lion sous une allure humaine.
Si ma langue fait de moi un poète, mon cœur, lui, est un cœur de roi 2 .
Je suis ce clown des
Feux de la rampe
, de Charlie Chaplin. Je suis fasciné par la mort de cet homme qui a perdu la faculté de faire rire et qui, un jour, par maladresse, tombe dans le tambour et se casse l’échine : l’hilarité emplit la salle.
Je suis de ceux qui n’ont rien à gagner. Je n’ai rien à perdre.
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Blé concassé. ↵
Al-Mutanabbî, « Éloge de Kafour », in
La Solitude d’un homme
, La Différence, 1994. ↵
3
Ce n’est pas que j’aie peur de mourir. Disons juste que je ne veux pas être là le jour où ça arrivera.
Woody Allen
Le 16 mars 2000. C’est le jour où j’ai lancé ma roquette sur la Galilée. Elle est tombée là où il ne fallait pas : sur la maison Takeda, le palais de Carthage. En plein dans le mille. C’est le jour où, par inadvertance, j’ai réveillé le génie de la lanterne magique et déclenché sa colère. Moustique, j’empêche Ben Ali de faire la sieste.
À la manière de Fernando Pessôa, je combats avec des phrases. J’aime lorsqu’il dit : « Pour la première fois de ma vie, j’ai
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