Le rire de la baleine
rue. « Débrouille-toi maintenant avec ta femme. »
Elle tentait justement de difficiles manœuvres pour sortir sa Peugeot 106 du garage. C’est l’heure à laquelle elle part pour son travail. Elle est fonctionnaire dans une banque. Pendant que je titube et que ma gauche cherche ma droite, elle me regarde avec ce dédain de
beldiya
, ces citadines de grandes familles tunisoises qui revendiquent toute une galerie d’ancêtres, hauts dignitaires des beys, ces monarques qui ont gouverné la Tunisie pendant plus de quatre siècles. Des vizirs, des médecins, des magistrats, des conseillers du Prince et autres grands commis.
Moi, je parle le dialecte rocailleux des montagnards quand elle gazouille comme les gens bien nés. Moi, je mange le couscous, le
bourghoul
1 . Elle, elle préfère les mets savants, les « oreilles du Cadi », l’« œil de l’Espagnole », les « doigts de Fatma »… Bref, toute l’anatomie humaine.
Comme tous les jours quand elle se rend au travail, elle porte l’une de ses toilettes les plus élégantes. Elle est soigneusement maquillée et alourdie d’un kilo d’or : boucles d’oreilles, bracelets, colliers, broche. Je crois que même ses chaussures sont dorées.
Les femmes tunisiennes, qui aujourd’hui choisissent leur mari, travaillent, conduisent, ont peut-être hérité de leurs grands-mères – qui ne mettaient le nez dehors que pour aller pavoiser, au hammam, à la noce ou à un enterrement – l’idée que pour sortir il faut se parer. Cela ne me dérange pas. Sauf que lorsqu’elles sont chez elles, elles laissent pousser leur moustache, portent des robes de toquées, leurs cheveux sont ébouriffés et elles n’arrêtent pas de manger et de bâiller.
« Tu es ivre, me dit-elle.
— Oui, je lui réponds. Je me suis drogué, bagarré et j’ai baisé des catins. Ça te va ?
— Enfoiré, trou du cul, bâtard…
— Bien, bien, tu fais des progrès… C’est la musique que j’aime. Les années que nous avons passées ensemble n’ont pas été vaines… Tu as appris mon langage fleuri. »
Azza sort de ses gonds et commence alors à ameuter les voisins :
« Ya ness
, cet homme, il boit l’argent de ses enfants. Il me ramène le sida. Aidez-moi à enfermer cet aliéné. Il est capable de m’égorger et d’égorger ses enfants. Ce n’est pas un homme, c’est un régiment à lui tout seul. Il me ruine… »
J’ai eu ma dose. Je la laisse finir son spectacle et je rentre dormir dans notre lit défait qu’elle a réchauffé toute la nuit.
Dix-neuf heures, 17 mars 2000.
Je manque d’oxygène, j’ai peut-être besoin de marcher en traînant mes cent deux kilos jusqu’à la première chaise disponible du café D’El Capo à dix mètres de chez moi. Cette ancienne boutique de prêt-à-porter a été aménagée en un café exigu, sombre, où l’on boit essentiellement du café, du thé, des boissons gazeuses. On n’y sert pas d’alcool. Un café de quartier où tout le monde se connaît. Ce cagibi conçu pour une vingtaine de personnes parvient pourtant à en accueillir plus d’une centaine qui s’y entassent. Hiver comme été, entre la fumée des narguilés et celle des cigarettes, on en sort aussi toxique qu’un cendrier. On y attrape des bronchites, des pneumonies, des rhumes qui font l’affaire de la pharmacienne du trottoir d’en face. La seule chose qui plaide en faveur de ce lieu, c’est sa clientèle : jeune et mixte.
Alors que les autres cafés de Tunis ressemblent à des halls de gare qui puent le mâle, le D’El Capo est fréquenté par des étudiantes, des lycéennes, des vendeuses, des secrétaires. Ici les jambes splendides des femmes font la guerre à la morosité. Les corps des jeunes filles félines appellent au sexe. À leur seule vue, les sexagénaires éjaculent sous leur
jellaba
. Je ne sais pas comment des parents moches, trapus, chauves, aigris, ont pu donner naissance à des enfants aussi beaux, sensuels, qui égayent le paysage.
À deux pas de chez moi, le D’El Capo est mon salon. Je m’y rends parfois en pyjama. Les dissidents de la centrale syndicale, l’Union générale des travailleurs tunisiens, les étudiants contestataires, les militants de partis clandestins, les féministes, les membres d’associations de défense des droits de l’homme s’y retrouvent pour informer et s’informer. En plus du point de départ de toutes nos beuveries, nous en avons fait notre point de ralliement
Weitere Kostenlose Bücher