Le Roi de fer
fixait cette envie, ce qui achevait de décontenancer le prévôt.
— Voulez-vous me dire
maintenant, reprit Guccio, quelle est la taille de mutation ?
— Quatre sols à la livre, dans
le bailliage.
— Vous mentez gros, messire
Portefruit. La taille est de deux sols pour les nobles, en tous bailliages.
Vous n’êtes pas seul à connaître la loi, nous sommes deux… Cet homme se sert de
votre ignorance pour vous gruger comme un coquin, dit Guccio en s’adressant à
la famille Cressay. Car il vient vous effrayer en vous parlant au nom du roi,
mais il ne vous dit pas qu’il a les impôts et tailles en fermage, qu’il versera
au Trésor ce qui est prescrit par les ordonnances, et que tout le surplus, il
se le mettra en poche. Et s’il vous fait vendre, qui donc achètera, non pas
pour trois mille, mais pour neuf cents, ou cinq cents, ou juste pour la dette,
le château de Cressay ? Ne serait-ce pas vous, messire prévôt, qui auriez
ce beau dessein ?
Toute l’irritation de Guccio, ses
dépits, sa colère, trouvaient leur emploi et leur exutoire. Il s’échauffait en
parlant. Il avait enfin l’occasion d’être important, de se faire respecter, de
jouer les hommes forts. Passant allègrement dans le camp qu’il venait attaquer,
il prenait la défense des plus faibles et se posait à présent en redresseur de
torts.
Quant au prévôt, sa grosse face
ronde avait pâli et seule son envie violette au-dessus de l’œil gardait une
teinte foncée. Il agitait ses bras trop courts d’un mouvement de canard. Il
protestait de sa bonne foi. Ce n’était pas lui qui tenait les comptes. On
pouvait avoir fait une erreur… ses commis, ou bien ceux du bailliage.
— Eh bien ! Nous allons
les refaire, vos comptes, dit Guccio.
En quelques instants, il lui
démontra que les Cressay ne devaient pas, tout additionné, principal et
intérêts, plus de cent livres et quelques sols.
— Alors, maintenant, venez
donner ordre à vos sergents de délier les bœufs, de reporter le blé au moulin
et de laisser en paix d’honnêtes gens !
Et, empoignant le prévôt par
l’emmanchure, il l’amena jusqu’à la porte. L’autre s’exécuta et cria aux
sergents qu’il y avait erreur, qu’il fallait vérifier, qu’on reviendrait une
autre fois, et que, pour l’instant, on remît tout en place. Il croyait en avoir
fini, mais Guccio le ramena vers le milieu de la salle, en lui disant :
— Et à présent, rendez nous
cent septante livres. Car Guccio avait si bien pris le parti des Cressay qu’il
commençait à dire « nous » en défendant leur cause.
Là, le prévôt s’étrangla de fureur,
mais Guccio le calma vite.
— N’ai-je pas entendu tout à
l’heure, demanda-t-il, que vous aviez déjà perçu, par le passé, deux cents et
septante livres ? Les deux frères acquiescèrent.
— Alors, messire prévôt… cent
septante, dit Guccio en tendant la main.
Le gros Portefruit voulut ergoter.
Ce qui était versé était versé. Il faudrait voir aux comptes de la prévôté.
D’ailleurs, il n’avait pas une telle somme sur lui. Il reviendrait.
— Mieux vaudrait que vous
eussiez cet or en votre sac. Êtes-vous bien sûr de n’avoir rien récolté
aujourd’hui ?… Les enquêteurs de messire de Marigny sont rapides, déclara
Guccio, et votre intérêt vous commande de clore cette affaire sur-le-champ.
Le prévôt balança un instant.
Appeler ses sergents ? Mais le jeune homme avait l’air singulièrement vif,
et il portait une bonne dague au côté. Et puis il y avait les deux frères
Cressay, solidement taillés, et dont les épieux de chasse étaient à portée de
main, sur un coffre. Les paysans prendraient sûrement la cause de leurs
maîtres. Mauvaise affaire dans laquelle il valait mieux ne pas s’aventurer,
surtout si elle devait venir aux oreilles de Marigny… Il se rendit et, sortant
une grosse bougette de dessous son vêtement, il compta le trop-perçu. Seulement
alors Guccio le laissa partir.
— Nous nous souviendrons de
votre nom, messire prévôt, lui cria-t-il sur la porte.
Et il revint, riant largement, en
découvrant toutes ses dents qu’il avait belles, blanches et serrées.
Aussitôt la famille l’entoura,
l’accablant de bénédictions, le traitant en sauveur. Dans l’élan général, la
belle Marie de Cressay saisit la main de Guccio et y posa ses lèvres ;
puis elle parut effrayée de ce qu’elle avait osé.
Guccio, enchanté de lui-même,
s’installait
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