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Le Roi de fer

Le Roi de fer

Titel: Le Roi de fer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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à merveille dans son nouveau rôle. Il venait de se conduire selon
l’idéal des preux ; il était le chevalier errant arrivant dans un château
inconnu pour secourir la jeune fille en détresse, délivrer des méchants la
veuve et les orphelins.
    — Mais enfin, qui êtes-vous,
messire, à qui nous devons tant ? demanda Jean de Cressay, celui qui
portait barbe.
    — Je m’appelle Guccio
Baglioni ; je suis le neveu de la banque Tolomei, et je viens pour la
créance.
    Le silence se fit dans la pièce.
Toute la famille s’entre-regarda avec angoisse et consternation. Et Guccio eut
l’impression qu’on le dépouillait d’une belle armure.
    Dame Eliabel se reprit la première.
Elle rafla prestement l’or laissé par le prévôt et, montrant un sourire de
façade, elle dit d’un ton enjoué qu’elle tenait avant toute chose à ce que leur
bienfaiteur partageât leur dîner.
    Elle commença de s’affairer, expédia
ses enfants vers diverses tâches, puis, les réunissant à la cuisine, elle leur
dit :
    — Soyons sur nos gardes, c’est
tout de même un Lombard. Il faut toujours se méfier de ces gens-là, surtout
quand ils vous ont rendu service. Il est bien regrettable que votre pauvre père
ait dû recourir à eux. Montrons à celui-ci, qui d’ailleurs a fort bonne mine,
que nous n’avons point d’argent ; mais faisons en sorte qu’il n’oublie point
que nous sommes nobles.
    Par chance, les deux fils avaient,
la veille, rapporté de la chasse assez de gibier ; on tordit le cou à
quelques volailles, et l’on put ainsi accommoder les deux services à quatre
plats que commandait l’étiquette seigneuriale. Le premier service fut composé
d’un brouet d’Allemagne surmonté d’œufs frits, d’une oie, d’un civet de lapin
et d’un lièvre rôti ; le second, d’une queue de sanglier en sauce, d’un
chapon, de lait lardé et de blanc-manger.
    Petit menu, mais qui tranchait toutefois
sur l’ordinaire de bouillies de farine et de lentilles au gras dont la famille
se contentait le plus souvent.
    Tout cela prit du temps à
accommoder. Du cellier, on monta de l’hydromel, du cidre, et même les dernières
fioles d’un vin un peu piqué. La table fut dressée sur des tréteaux dans la
grande salle, contre l’un des bancs. Une nappe blanche tombait jusqu’à terre,
que les convives remontèrent sur leurs genoux, afin de pouvoir s’y essuyer les
mains. Il y avait une écuelle d’étain pour deux. Les plats étaient posés au
milieu de la table, et chacun y piquait avec la main.
    Trois paysans qui, à l’accoutumée,
s’occupaient de la basse-cour, avaient été appelés pour assurer le service. Ils
fleuraient un peu le porc et le clapier.
    — Notre écuyer tranchant !
dit dame Eliabel avec une mimique d’excuse et d’ironie, en désignant le boiteux
qui coupait les rouelles de pain, épaisses comme des meules, sur lesquelles on
mangeait les viandes. Il faut vous dire, messire Baglioni, qu’il s’entend
surtout à fendre le bois. Cela explique…
    Guccio mangea et but beaucoup.
L’échanson avait la main lourde, et l’on eût dit qu’il versait à boire aux
chevaux.
    La famille poussa Guccio à parler,
ce qu’il fit volontiers. Il raconta sa tempête sur la Manche de telle façon que
ses hôtes en laissèrent tomber la queue de sanglier dans la sauce. Il disserta
de tout, des événements, de l’état des routes, des Templiers, du pont de
Londres, de l’Italie, de l’administration de Marigny. À l’entendre, il était
l’intime de la reine d’Angleterre, et il insista si fort sur le mystère de sa
mission qu’on eût pu croire qu’il allait y avoir la guerre entre les deux pays.
« Je ne saurais vous en dire davantage, car ceci est secret du royaume et
ne m’appartient point. » À faire étalage de soi devant autrui, on se
persuade aisément soi-même ; et Guccio, voyant les choses d’autre façon
que le matin, considérait son voyage comme une grande réussite.
    Les deux frères Cressay, braves
jeunes gens, mais pas très déliés de cervelle, et qui n’avaient jamais poussé
plus loin que Dreux, contemplaient avec admiration et envie ce garçon qui était
leur cadet et avait déjà tant vu et tant fait.
    Dame Eliabel, un peu à l’étroit dans
sa robe, se laissait aller à regarder tendrement le jeune Toscan, et, en dépit
de sa prévention contre les Lombards, elle trouvait bien du charme aux cheveux
bouclés, aux dents éclatantes, au noir regard, et même

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