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Le Roi de fer

Le Roi de fer

Titel: Le Roi de fer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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grande
dette envers votre oncle ; il me saurait gré si j’obtenais cette lettre de
vous. Et puis la pitié ne messied jamais à une reine ; c’est sentiment de
femme, et vous n’en pourrez être que louée. D’aucuns vous reprochent d’avoir le
cœur dur ; vous leur donnerez là bonne réplique. Faites-le pour vous,
Isabelle, et faites-le pour moi.
    Elle lui sourit.
    — Vous êtes bien habile, mon
cousin Robert, sous vos airs de loup-garou. Allez, je vous ferai cette lettre
que vous désirez, et vous pourrez l’emporter aussi. Quand
repartirez-vous ?
    — Quand vous me l’ordonnerez,
ma cousine.
    — Les aumônières, je pense,
seront livrées demain. C’est bientôt.
    Il y avait du regret dans la voix de
la reine. Ils se regardèrent à nouveau et, à nouveau, Isabelle se troubla.
    — J’attendrai un messager de
vous pour savoir s’il faut me mettre en route pour la France. Adieu, mon
cousin. Nous nous reverrons au souper.
    D’Artois prit congé, et la pièce,
après qu’il fut sorti, parut à la reine étrangement calme, comme une vallée de
montagne après le passage d’une tornade. Isabelle ferma les yeux et resta un
grand moment immobile.
    Les hommes appelés à jouer un rôle
décisif dans l’histoire des nations ignorent le plus souvent quels destins
collectifs s’incarnent en eux. Les deux personnages qui venaient d’avoir cette
longue entrevue, un après-midi de mars 1314, au château de Westminster, ne
pouvaient pas imaginer qu’ils seraient, par l’enchaînement de leurs actes, les
premiers artisans d’une guerre qui durerait, entre la France et l’Angleterre,
plus de cent ans.
     

II

LES PRISONNIERS DU TEMPLE
    La muraille était couverte de
salpêtre. Une clarté fumeuse, jaunâtre, commençait à descendre dans la salle
voûtée, creusée en sous-sol.
    Le prisonnier qui sommeillait, les
bras repliés sous la barbe, frissonna et se dressa brusquement, hagard, le cœur
battant. Il vit la brume du matin qui coulait par le soupirail. Il écouta.
Distinctes, bien qu’étouffées par l’épaisseur des murs, il percevait les
cloches annonçant les premières messes, cloches parisiennes de Saint-Martin, de
Saint-Merry, de Saint-Germain-l’Auxerrois, de Saint-Eustache et de
Notre-Dame ; cloches campagnardes des villages de la Courtille, de
Clignancourt et du Mont-Martre.
    Le prisonnier n’entendit aucun bruit
qui pût l’inquiéter. C’était l’angoisse qu’il retrouvait à chaque réveil, comme
dans chaque sommeil il retrouvait un cauchemar.
    Il prit, sur le sol, une écuelle de
bois et y but une longue gorgée d’eau pour calmer cette fièvre qui ne le
quittait pas depuis des jours et des jours. Ayant bu, il laissa l’eau reposer
et se pencha sur elle comme sur un miroir. L’image qu’il parvint à saisir,
imprécise et sombre, était celle d’un centenaire. Il demeura ainsi quelques
instants, cherchant ce qui pouvait rester de son ancienne apparence dans ce
visage flottant, cette barbe d’ancêtre, ces lèvres avalées par la bouche
édentée, ce long nez amaigri, qui tremblaient au fond de l’écuelle.
    Puis il se leva, lentement, et fit
deux pas jusqu’à ce qu’il sentît se tendre la chaîne qui le liait à la
muraille. Alors il se mit brusquement à hurler :
    — Jacques de Molay !
Jacques de Molay ! Je suis Jacques de Molay !
    Rien ne lui répondit ; rien, il
le savait, ne devait lui répondre. Mais il avait besoin de crier son propre
nom, pour empêcher son esprit de se dissoudre, pour se rappeler qu’il avait
commandé des armées, gouverné des provinces, qu’il avait détenu une puissance
égale à celle des souverains, et que, tant qu’il garderait un souffle de vie,
il continuerait d’être, même dans ce cachot, le grand-maître de l’Ordre des
chevaliers du Temple.
    Par un surcroît de cruauté, ou de
dérision, il s’était vu assigner pour prison une salle basse de la grande tour
de l’hôtel du Temple, la maison mère de l’Ordre.
    — Et c’est moi qui ai fait
rénover cette tour ! murmura le grand-maître avec colère, en frappant du
poing la muraille.
    Son geste lui arracha un cri. Il
avait oublié son pouce écrasé par les tortures. Mais quelle était la place de
son corps qui ne fût pas une plaie, ou le siège d’une douleur ? Le sang
circulait mal dans ses membres, et il souffrait d’abominables crampes depuis
qu’on l’avait soumis au supplice des brodequins… Les jambes enfermées dans les
planches de chêne,

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