Le Roman des Rois
Infidèles remporter la victoire.
J’étais sûr que le roi, comme moi, comme nous, s’interrogeait, et c’était aussi douloureux que si nous avions été soumis à la question : quelle faute avions-nous donc commise ?
Nous avions été des milliers à notre arrivée et nous ne laissions là qu’une centaine de chevaliers avec à leur tête l’un des vassaux les plus fidèles du roi, Geoffroy de Sergines.
Louis avait fait fortifier les villes franques, Acre, Césarée, Sidon, Jaffa, mais comment, si nous ne revenions pas résister à la poussée des Infidèles et délivrer Jérusalem, rendre aux chrétiens le Saint-Sépulcre ?
Ma souffrance était comme une brûlure qui consumait mon âme, et combien plus vive devait être celle du roi qui avait conduit cette croisade !
Nous avions vogué vers la Terre sainte avec une flotte de trente-huit grandes naves, et nous sortions de la rade de Saint-Jean-d’Acre avec à peine dix navires.
Et le vent, ce 25 avril 1254, nous était hostile.
Nous nous sommes dirigés vers Chypre. Chaque jour, le roi faisait dire la messe, mais le légat n’avait pas autorisé la consécration du pain et du vin, et chaque office était comme une pénitence.
Et tout au long de notre navigation vers le royaume de France, nombreux furent les signes de l’irritation de Dieu.
Il y eut le feu qui éclata dans la chambre de la reine par la maladresse d’une de ses servantes. Les toiles qui couvraient les habits de la reine s’embrasèrent et, réveillée, celle-ci sauta toute nue hors de son lit, puis, pleine de sang-froid, jeta le linge à la mer, n’ayant pas même secoué ses enfants, disant que si le navire devait sombrer, ils rejoindraient Dieu en dormant.
Le roi se réveilla en entendant les mariniers crier « Au feu ! Au feu ! ». L’incendie fut éteint, mais, au matin, Louis exigea que Joinville, qui était responsable des serviteurs de la famille royale, ne se couchât désormais qu’après avoir éteint tous les feux.
« Et sachez que je ne me coucherai pas avant que vous ne soyez revenu vers moi », conclut Louis.
Le roi avait montré là sa sagesse et sa mansuétude.
Et il fit preuve de sa noblesse d’âme quand, par une journée de brume épaisse comme un manteau de laine, le navire heurta un banc de sable près du port de Larnaca, à Chypre.
L’équipage fut saisi d’effroi. La reine et ses enfants criaient. La quille du bateau s’était brisée.
On invita le roi, par mesure de sauvegarde, à quitter le navire et à rejoindre terre.
Il dit : « Seigneurs, si je descends de cette nef, personne ne voudra plus y mettre les pieds. Et chacun aime autant sa vie comme j’aime la mienne, et s’ils abandonnent ce navire, ils auront à rester à Chypre. C’est pourquoi, s’il plaît à Dieu, je ne mettrai jamais autant de gens en péril de mort, et donc je resterai avec eux pour les sauver. Je préfère donc mettre ma vie ainsi que celle de ma femme et de mes enfants dans la main de Dieu plutôt que de faire un si grand tort à tous les gens rassemblés ici. »
La nef fut réparée, mais à peine avions-nous quitté Chypre que nous dûmes affronter la tempête.
Le roi se mit à prier, et quand le vent se fut calmé, il confia d’une voix grave que Dieu nous tenait dans Sa main, qu’Il venait de nous dire, en nous menaçant et en nous sauvant, qu’Il exigeait de nous que notre vie fût en tous points et toujours celle de chrétiens, fidèles à l’enseignement des Évangiles.
– Je dois réformer ma conduite, conclut-il.
Je n’osai lui dire qu’il était le plus pieux, le plus chrétien des rois.
Il suffit d’ailleurs de quelques jours pour qu’une fois encore il montrât la générosité de son âme.
Alors que nous naviguions au large de la Sicile, non loin de l’île de Lampedusa, trois de nos navires furent capturés par les Sarrasins.
Les seigneurs se rassemblèrent et exhortèrent le roi à poursuivre la route sans tenter de libérer nos compagnons.
Il répondit aussitôt, avant même que tous les seigneurs eussent exprimé leur avis :
– Vraiment, je ne pourrai jamais accepter vos conseils de laisser mes soldats entre les mains des Sarrasins et de ne pas faire tout en mon pouvoir pour les délivrer.
Il haussa la voix :
– Je vous commande donc de retourner vos voiles pour aller les aider !
Dieu nous permit de les arracher aux Sarrasins, puis de gagner le port d’Hyères, dans le comté de Provence, où
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