Le Roman des Rois
si je ne me pourvois pas de deniers, ils me laisseront. »
Et sans doute essaieraient-ils de quitter l’île afin de gagner les villes et forteresses franques de Terre sainte, et de trouver à s’y employer. Je fis part à Louis de la situation de son sénéchal de Champagne. Il l’envoya quérir et l’installa près de lui.
« J’ai plus de deniers qu’il ne m’en faut », me confia ensuite Joinville.
Il fallait toute la générosité, la détermination du roi, sa foi, pour tenir ensemble cette foule d’hommes d’armes qui ne pouvaient même pas s’affronter dans les tournois, défendus par l’Église, puisque toutes les forces devaient être consacrées à la lutte contre les Infidèles.
Au printemps, quand la navigation, une fois passées les tempêtes d’hiver, reprit, des navires débarquèrent de nouveaux chevaliers, ceux du duc de Bourgogne et ceux du prince de Morée, Guillaume de Villehardouin.
Car l’autorité du roi de France était telle que de tous les pays de la Chrétienté affluaient des chevaliers qui avaient pris la croix. Les barons du royaume de Jérusalem, le roi de Chypre et ses vassaux firent de même.
Je crus que le prestige du roi de France serait tel que les Tartares pourraient s’allier à lui contre les Infidèles après s’être convertis. Nous reçûmes leurs envoyés. Nous écoutâmes le dominicain André de Longjumeau qui avait séjourné dans l’Empire mongol et assurait qu’y vivaient de nombreux chrétiens.
Louis fit même confectionner une chapelle de toile dont les parois peintes racontaient la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le père André de Longjumeau devait l’offrir au Grand Khan mongol.
Il partit, chargé de nos folles espérances.
Je crus aussi que l’on pourrait réunir tous les chrétiens, qu’ils fussent grecs ou latins.
Et j’ai pensé que cette croisade conduite par un tel roi, suscitant un tel élan, serait capable de conquérir et protéger pour toujours l’héritage du Christ.
Je me fiais au roi qui avait décidé que nous devions d’abord débarquer dans le delta du Nil, à Damiette, conquérir Le Caire, utiliser ces terres fertiles comme tremplin pour reconquérir la Terre sainte.
Jérusalem tomberait comme le fruit mûr de la prise du Caire.
Saint Louis envoya un messager au sultan d’Égypte Ayyub, lui demandant de se soumettre et de se convertir à la foi en Christ. Sinon, le roi de France s’emparerait des terres du sultan et l’Égypte deviendrait un royaume vassal de celui de France, le frère du roi, Robert d’Artois, en recevant la couronne.
Mais nous savions tous que le sultan ne se convertirait pas et qu’il disposait, entre le port de Damiette et Le Caire, de la puissante forteresse de Mansourah que de nombreux marchands italiens qui commerçaient avec l’Égypte et fréquentaient les ports de Damiette et d’Alexandrie avaient vue en remontant le Nil.
Mais lorsque, le jour de l’Ascension, 13 mai 1249, je vis dans le port de Limassol une flotte de plus de deux cents embarcations de toutes tailles rassemblée autour du navire du roi, je ne doutais pas de notre victoire.
Nous étions l’armée du Christ, oriflammes déployées, guidée par le plus juste et le meilleur des rois.
56.
« Ce 13 mai 1249, à peine avions-nous quitté le port de Limassol que Dieu voulut éprouver notre courage en déchaînant la tempête. »
La voix de mon père s’est brisée alors qu’il décrivait ces navires jetés contre les rochers, ces voiles déchirées, ces oriflammes arrachées, ces vagues balayant le pont, les navires contraints de regagner le port.
J’ai prié aux côtés du roi – a poursuivi mon père – en essayant de lire sur son visage la réponse qu’il donnait aux questions que nous nous posions tous : pourquoi cette punition divine ? quelle était notre faute ? Dieu nous reprochait-Il de vouloir conquérir un royaume en Égypte au lieu de nous diriger vers la Terre sainte ?
Accusait-Il le roi de détourner la croisade de son but ?
En te parlant, mon fils, je retrouve l’angoisse qui m’étreignait alors que la tempête paraissait ne pas vouloir cesser, et que même à l’abri du port nos navires étaient si malmenés que certains se brisèrent.
Nous ne pûmes reprendre la mer que le 30 mai de l’an 1249, mais alors il suffit de quelques instants de navigation sur une mer calmée pour que nous oubliions l’épreuve.
Nous criâmes de joie quand, devant Damiette, le
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